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unefoie

30 juillet 2012

À l’heure où je mets cet entretien en ligne, je

 

 À l’heure où je mets cet entretien en ligne, je ne sais pas encore, n’ayant pas lu son article de Marianne, quelle est la teneur exacte de la polémique que Claude Lanzmann a décidé de lancer contre le Jan Karski de Yannick Haenel. Mais je sais déjà qu’il ne sera pas inutile, dans un contexte aussi belliqueux, de se replonger dans ce que nous nous étions dit il y a six mois, qui présente au moins l’avantage d’être fouillé et précis.
Cela n’était pas non plus, vous le verrez, exempt de polémiques, ou de critiques vives, non pas sur « les droits du romancier », sur les liens de la fiction et de l’histoire et encore moins sur la qualité du roman d’Haenel, que je tiens pour un des meilleurs écrivains de sa génération : tout cela me paraît de toute façon secondaire eu égard aux débats historiques que ce livre soulève ; car il porte des idées, il défend des thèses (Haenel contestait ce mot, je le maintiens), que je me suis d’ailleurs étonné, à la rentrée, de voir relayées quasi sans discussion par tant de journaux, comme si elles allaient de soi. J’avais, quant à moi, tenté d’y opposer un certain nombre d’arguments.
Affirmer que les Alliés ont été, même passivement, complices de la Shoah, que l’attitude, en particulier, des Américains, peut être interprétée à l’aune d’un « antisémitisme d’État », qu’il était heureux, de leur point de vue, que les nazis exterminent les Juifs, ce n’est pas en effet émettre des opinions anodines, qui en vaudraient d’autres. C’est remettre en cause l’idée même de monde libre, l’idée que la civilisation, face à la plus grande barbarie concevable, s’est redressée, et l’a emporté. Tel est du reste le but explicite de Yannick Haenel. Je ne suis pas d’accord avec lui, mais j’ai préféré, à l’époque, lui laisser la parole, lui demander de s’expliquer, débattre avec lui, plutôt que de le renvoyer dans les ténèbres extérieures et d’en appeler au lynchage, qui est toujours pour moi la pire des méthodes. Tant que la controverse intellectuelle est possible, donnons-lui ses chances, quand bien même la haine finirait par la recouvrir. Qui sait ? Il peut en rester quelque chose, malgré le tintamarre.

(photographie : Jan Karski)

La Revue littéraire n°41, septembre 2009
(Propos recueillis en juillet 2009)

Yannick Haenel

Entretien avec Florent Georgesco

Florent Georgesco : Jan Karski est un roman, mais un roman d’une nature et d’une structure inhabituelles. La réalité la plus précise, la plus fidèlement rapportée, s’y mêle à la fiction, et dans la fiction à ce qui pourra apparaître comme une réinterprétation audacieuse de l’histoire, une vision de la Seconde Guerre mondiale qui mérite d’être discutée, ce que nous ferons. Vous partez de la vie et de la parole d’un homme, Jan Karski, donc. Vous commencez par vous en faire le scribe, reprenant les propos qu’il a tenus devant la caméra de Claude Lanzmann dans Shoah, avant de donner un récit de sa guerre, de l’invasion de la Pologne à sa rencontre avec Roosevelt en 1943, que vous prolongez, au-delà de ce qu’il a lui-même raconté, dans une méditation sur son après-guerre, sur la capacité de vivre encore chez ce témoin impuissant du plus grand crime de l’histoire. Vous paraissez en permanence mettre en garde le lecteur contre vous-même : voici les propos de Karski, voici les miens ; voici la vérité historique, voici le récit qu’on peut en faire ; l’idée que l’on pourrait tout confondre, perdre Jan Karski dans les brumes du roman, semble vous avoir été insupportable. Il y a là comme une piété envers votre sujet, qui m’a frappé. Elle est singulière dans la littérature actuelle. Comment est-elle née ? Comment, d’abord, avez-vous découvert l’existence de cet homme qui allait devenir si important dans votre vie ?

Yannick Haenel : Tout simplement en voyant Shoah. C’était il y a sept ou huit ans, au début des années 2000. L’apparition de Jan Karski, vers la huitième heure du film, m’a sidéré. Il commence par se soustraire à la parole, il s’en va : on le voit se lever de son siège et sortir du champ de la caméra. Ma première rencontre avec Jan Karski, ça a été cette place vide. Je me disais : cette place vide a quelque chose à dire – c’est elle qui parle. J’étais face à un homme qui ne parvient pas à occuper la place de témoin à laquelle on l’assigne ; j’ai eu l’impression, pendant ces quelques secondes où Lanzmann, surpris, filme un fauteuil vide, que ce vide faisait partie du témoignage, et qu’en un sens, il était le témoignage lui-même. J’ai compris ce jour-là que ce qui faisait la force d’œuvres comme celle de Robert Antelme ou de Paul Celan, c’était la manière dont le langage y fait l’épreuve de son impossibilité. Tout ce qu’on appelle la « littérature du témoignage » s’est mis à parler pour moi à partir de cette réticence fondamentale de Jan Karski. Au fond, ce qui m’a touché chez lui, c’est son silence ; et plus particulièrement cette façon qu’a le silence de l’accompagner ensuite à travers chacune de ses paroles. J’ai tout de suite su que j’écrirais un jour sur lui, il le fallait : quelque chose de crucial venait de m’arriver.

F. G. : Vous notez, dans votre description de cette séquence de Shoah, que lorsqu’il revient et commence son récit, sa voix est transformée. Claude Lanzmann l’interroge sur la mission que lui ont confiée, pendant l’été 1942, deux représentants d’organisations juives de Varsovie, le Bund et le Parti sioniste, qui voulaient qu’il avertisse le monde de l’extermination des Juifs d’Europe. Ils l’emmèneront dans le ghetto, lui montreront l’horreur à l’œuvre, le presseront de tout faire pour que les Alliés empêchent les nazis de réaliser leur dessein. Et lui, près de quarante ans plus tard, est encore hanté par leurs voix, qui continuent de parler à travers lui. Vous avez d’abord rencontré une chaise vide, puis quelqu’un qui n’est plus lui-même, qui a laissé la place à d’autres.

Y. H. : Oui, quelqu’un qui donne à entendre la voix des Juifs du ghetto. Si Jan Karski commence par se soustraire aux questions de Claude Lanzmann, c’est parce que, pour lui, raconter sa visite du ghetto de Varsovie, c’est la revivre. Il dit ça : « Je retourne trente-cinq ans en arrière », puis tout de suite il s’arrête : « Non, je ne retourne pas. » Et puis Karski raconte son expérience à Lanzmann au présent, comme s’il la revivait. Sa parole redonne vie à ceux qu’il a croisés dans le ghetto, et qui sont morts. Il va même jusqu’à parler à leur place. C’est en cela qu’il est véritablement un messager. Lanzmann était certainement conscient de cela : en enregistrant la parole de Karski, il enregistrait en même temps celle des morts. Il faut préciser que Karski n’est pas un survivant de la Shoah, il n’est pas juif : c’est un catholique polonais engagé dans la Résistance, il a été choisi par les deux représentants du ghetto pour cette raison.

F. G. : Parce qu’ils avaient besoin d’un messager, et que c’était sa fonction dans la Résistance polonaise.

Y. H. : Il faisait la navette entre Varsovie et Londres où le gouvernement polonais en exil avait trouvé refuge après Paris et Angers. Ses interlocuteurs juifs le savaient, ils lui ont demandé d’ajouter un message à celui qu’il devait porter. Ce message consistait à alerter les Alliés sur le programme de destruction des Juifs qui était alors en cours, et qui commençait à s’appliquer en Pologne : les deux hommes du ghetto demandaient aux Alliés de réagir. Jan Karski a accepté de porter ce message, mais sa mission a été un échec. Personne ne l’a vraiment écouté, personne ne l’a cru, ou plutôt on a fait comme si on ne le croyait pas. Je me suis demandé comment l’on vit le fait d’être un messager dont le message n’est pas entendu ; comment on traverse la deuxième moitié du XXe siècle avec un tel savoir sur la surdité occidentale. Ce qui frappe, dès qu’on voit Karski, c’est sa solitude. Il a l’air de parler depuis un immense silence. C’est ce silence qui m’intéresse. Le silence échappe aux historiens. Le silence, seule la littérature peut lui donner forme. Alors voilà, j’ai fait ce que faisait Balzac lorsqu’il suivait un homme dans la rue pour commencer un roman, il appelait cela de l’« observation intuitive ». J’ai écrit une fiction intuitive : j’ai essayé de deviner comment Jan Karski avait bien pu vivre entre 1945 et 2000, l’année de sa mort, quelles avaient été ses pensées, et de quelle nature était sa souffrance, car il n’en dit rien dans Shoah.

F. G. : Il ne parle pas non plus, par exemple, de l’accueil qu’il a reçu en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Y. H. : Il est évident qu’il en a parlé, mais Lanzmann n’a conservé que quarante minutes sur les huit heures d’entretien qu’ils ont eues ensemble. La question de l’attitude des Alliés face à l’extermination des Juifs n’était pas le sujet de Shoah ; Lanzmann avait d’autres priorités. L’accueil que Jan Karski a reçu en Angleterre et aux États-Unis, on en possède des traces ailleurs. Il existe une biographie de Jan Karski, publiée aux États-Unis, non traduite en France (1) ; les problèmes que Karski a rencontrés en voulant transmettre son message y sont relatés en détail, et lui-même les a évoqués dans un autre film, tourné en 1995 dans le cadre d’une série documentaire américaine qui s’appelle Survivors of the Shoah, archivée par le USC Shoah Fondation Institute. Ce qui m’intéressait, c’était d’imaginer comment Karski vit cet échec, et comment cet échec l’entraîne vers un isolement politique et existentiel absolus. Il s’agissait d’arrêter la Shoah ; il s’agissait, ce sont les mots des deux leaders juifs, d’« ébranler la conscience du monde ». La conscience du monde n’a pas été ébranlée, parce que cette conscience n’existait peut-être déjà plus. Peut-être Jan Karski est-il la figure d’un monde qui a perdu l’idée même de conscience.

F. G. : Vous écrivez, le faisant parler : « Après l’extermination des Juifs d’Europe, il n’y a plus d’humanité. » (p. 168)

Y. H. : Plus précisément, je dis qu’après l’extermination des Juifs d’Europe, le mot « humanité » devient obscène ; je dis que vouloir en appeler à l’« humanité » comme à une valeur qui nous exonère automatiquement du mal relève de l’hypocrisie. J’ai fait de Jan Karski le témoin de l’achèvement de l’humanisme. Voilà quelqu’un qui est emprisonné par les Soviétiques, torturé par les nazis, et qui est rejeté par les Alliés. J’ai pensé que l’expérience historique de cet homme l’avait nécessairement amené à douter du bien ; que peut-être, dans son désespoir logique, il en était arrivé à penser que le bien n’existe pas. Comment un monde qui a laissé faire l’extermination des Juifs d’Europe peut-il oser se prévaloir d’une quelconque « humanité » ? Mon hypothèse, c’est que Jan Karski, très raisonnablement, a tiré de sa confrontation avec la passivité des Alliés des conclusions radicales sur ce qu’il en est de l’humanité.

F. G. : Je me suis demandé, en vous lisant, si ces conclusions, ces idées sur la disparition de la conscience du monde, voire, comme vous l’écrivez bel et bien, de l’humanité même, avaient été présentes d’emblée quand vous avez décidé d’écrire ce livre. Visiez-vous, à travers Karski, une certaine conception des rapports du monde et de la Shoah, ou visiez-vous, d’abord, Karski ?

Y. H. : Les deux. Jan Karski est avant tout quelqu’un qui fait l’expérience du mal, et au fond c’est cela qui m’intéresse : où en est-on, aujourd’hui, avec le mal ? Si la littérature a un sens, c’est à se confronter à cette question. Non seulement Karski est entré par deux fois dans le ghetto de Varsovie, mais il s’est introduit, déguisé en gardien ukrainien, dans le camp d’Izbica Lubelska, qui dépendait de Belzec, et il a vu là quelque chose qu’il parvient à peine à formuler : une chose qui porte sur l’inhumanité elle-même. Karski est quelqu’un qui essaye de trouver une parole pour témoigner du pire, mais aussi pour s’en dégager – pour faire un saut hors de ce que j’appelle, dans le livre, le « monde homicide ». C’est vrai que certaines idées à l’œuvre dans Jan Karski sont des idées sur lesquelles je travaille depuis des années avec la revue Ligne de risque. C’est pourquoi j’ai tout de suite reconnu en Karski un porteur de phrases, comme le narrateur de mon précédent roman, Cercle (2). J’ai multiplié les recherches sur Jan Karski, j’ai entassé des documents, et puis j’ai eu des intuitions. Il y a une question de Sartre, au début de L’Idiot de la famille : « Que peut-on savoir d’un homme ? » Comme Sartre sur Flaubert, j’ai voulu savoir qui était Jan Karski ; j’ai voulu le comprendre.

F. G. : C’est au cours de ces recherches que vous êtes tombé sur son propre livre de souvenirs, publié en 1944 (3), dont vous reprenez le récit, en un compte rendu rigoureux, dans la deuxième partie de votre livre.

Y. H. : En effet, Karski a écrit ce qu’on pourrait appeler ses mémoires de guerre, dont je résume les cinq cents pages le plus exactement possible. Il y raconte ses missions entre 1940 et 1944. Et après, plus rien. Or, ce qui m’intéressait le plus, c’était cette seconde vie de Jan Karski, cette vie obscure, cette « région du profond silence », comme dit Chateaubriand dans la Vie de Rancé. Car il y a deux événements capitaux dans la vie de Karski : la découverte de ce qui a lieu à l’intérieur du ghetto de Varsovie en 1942, et son long silence après la guerre. De quelle nature est ce silence, c’est cette question qui motive le passage à la fiction. Mais précisément, je voulais qu’on entende cette motivation ; je voulais qu’on aperçoive la nécessité, à un moment, de passer à la fiction. Car c’est la fiction, finalement, qui dit la vérité d’un être, et mieux qu’aucun document. Ce n’est pas un paradoxe : la fiction, dans ses plis, me semble aller plus loin. D’où la composition du livre par paliers successifs. J’ai passé plusieurs années à chercher comment l’écrire. Aucune solution narrative n’était satisfaisante. Et puis le sujet lui-même m’imposait une forme de respect assez intimidant. Ce respect rendait l’écriture du livre difficile, mais sans ce respect, cela n’aurait tout simplement pas été possible. En 2005, je suis parti en Pologne pour y écrire des scènes de Cercle. Je pensais aussi à Jan Karski, mais comme dirait Deleuze : c’était trop grand pour moi. Et puis, il y a deux ans, je me suis lancé. J’ai compris qu’il me serait impossible d’écrire l’un de ces romans où l’on accommode une « histoire vraie » avec une sauce romanesque censée l’améliorer.

F. G. : Cette impossibilité est sensible à chaque page du roman. Une grande part de sa force tient à la tension que crée votre souci constant de respecter la vérité d’une personne, de ne pas la parasiter avec vos obsessions, même si elles finissent par rencontrer les siennes.

Y. H. : J’ai essayé d’être le plus scrupuleux possible. Je me suis astreint à rendre compte de ce que Jan Karski a effectivement raconté, dans le film de Lanzmann, puis dans son mémoire. J’ai construit le livre sur trois plans : les paroles de Karski, son écriture, son silence – et j’ai maintenu ces trois plans séparés.

F. G. : La séparation est d’autant plus nette que, lorsque vous en venez à son silence, à la fiction donc, puisqu’il n’y avait qu’elle pour le faire parler, vous passez du il au je.

Y. H. : Cette troisième partie a été extrêmement difficile à écrire, mais je suis heureux d’avoir connu ces difficultés : elles m’obligeaient à une forme de loyauté. Quand j’ai finalement choisi d’adopter la première personne, j’ai senti le danger, bien sûr, mais il le fallait, afin qu’on accède à l’intimité de Karski. J’ai fait l’hypothèse que Jan Karski n’avait plus trouvé le sommeil depuis 1945, et que chaque nuit, il continuait à se réciter le message que les deux hommes du ghetto de Varsovie lui avaient confié. Si bien que ce je se situe entre la parole et l’écriture : c’est une voix de silence – la voix de la nuit blanche. Au fond, c’est peut-être ce qui parle depuis la place vide, celle dont Jan Karski, en ne réussissant pas à délivrer son message, ne s’est jamais lui-même délivré.

F. G. : Le silence du Karski d’après-guerre semble le prolongement d’un autre silence : celui des autorités auxquelles il s’est adressé. Votre troisième partie fait entendre la voix de la nuit blanche, mais aussi une interprétation de cette nuit blanche, qui finit par apparaître comme la nuit d’un monde qui n’a pas voulu écouter le messager. Karski, dans son livre de 1944, était assez modéré sur le sujet ; il n’accusait pas, il racontait, et se taisait sur le reste, déjà. C’est d’ailleurs sur ce point que vous passez du documentaire à la fiction, faisant écrire à Karski : « Moi-même, dans mon livre, j’ai dissimulé mon point de vue » (p. 123) sur les causes de l’inaction des Alliés. Une vérité n’a pas pu être dite, que vous tentez de dire, sur l’attitude du monde occidental face à la Shoah.

Y. H. : C’est une des raisons d’être de ce livre. Quand j’ai lu les mémoires de Karski, j’ai constaté qu’il s’était autocensuré. Il a maquillé son témoignage pour des raisons diplomatiques. En 1944, quand il le publie, on est encore en guerre : la Pologne attend toujours de l’aide des Alliés (aide qui d’ailleurs, ne viendra pas, témoin l’abandon de l’insurrection de Varsovie). Alors il est logique qu’à l’époque, et vis-à-vis de ceux-là même qui ne l’ont pas écouté, Jan Karski soit « modéré », comme vous dites ; il est normal qu’il n’accuse pas. Le livre de Jan Karski était commandé par le gouvernement polonais lui-même, comment pouvait-il critiquer les Américains ? Quant au récit qu’il fait de sa rencontre en 1943 avec Roosevelt, c’est une version purement diplomatique, d’ailleurs corroborée par la note de l’ambassadeur de Pologne à Washington, qui l’accompagnait. Bref, à cette époque-là, Jan Karski ne peut pas dire ce qu’il pense. C’est l’époque où les Alliés ménagent encore les Soviétiques, où Roosevelt appelle Staline « Oncle Joe ». Il serait malvenu pour les Polonais d’envenimer les choses. Et puis sans doute aurait-il été injuste d’accuser personnellement Roosevelt d’indifférence envers le sort des Juifs. L’opinion américaine était alors très conservatrice, très antisémite. Roosevelt devait faire avec. Il se contente alors d’obéir à une stratégie purement militaire. C’est la thèse des Alliés après-guerre pour justifier leur inaction : on ne pouvait sauver les Juifs qu’en commençant par vaincre Hitler.

F. G. : Nous y reviendrons en détail. La deuxième partie de votre livre s’arrête sur l’arrivée de Karski à la Maison Blanche, sans que rien soit dit de ce qui s’y est passé. On n’aura une idée de la réaction de Roosevelt que dans la troisième partie : c’est vous qui l’imaginez.

Y. H. : Peut-être avez-vous lu trop vite : dans la deuxième partie de mon livre, je décris bel et bien la rencontre avec Roosevelt telle que Jan Karski lui-même l’a racontée. C’est aux pages 112 et 113. Ainsi la version que j’en donne dans la partie fictive du livre n’est-elle pas la seule, le lecteur est libre de comparer.

F. G. : On découvre, pages 112 et 113, la teneur du message que Karski délivre à Roosevelt, mais la réaction de Roosevelt n’apparaît que dans la troisième partie : votre version complète celle de Karski, elle ne la recoupe pas. D’autre part, pour que tout soit parfaitement clair sur ce que nous aurons à dire à propos de votre interprétation de l’attitude des Alliés, ce que vous écrivez sur leur absence de réaction au message de Karski est de votre seul fait ; ce sont des idées que vous assumez.

Y. H. : Bien sûr que je les assume. Mais l’absence de réaction des Alliés au message de Jan Karski n’est pas une invention. Ce que j’écris n’est pas « de mon seul fait », comme vous dites. Jan Karski est connu des historiens : Hilberg parle de lui, Friedlander parle de lui, Wievorka parle de lui, et tous en parlent comme d’un messager qui n’a pas été écouté par les Alliés. Karski lui-même s’est confié, notamment à ses biographes américains. Ce que je lui fais dire dans la troisième partie de mon livre – à travers la voix de la nuit blanche – est une fiction, mais elle est constituée à partir d’éléments avérés.

F. G. : Que les faits soient avérés est une évidence ; mais ce que vous écrivez sur eux, sur la motivation des actes, relève de l’interprétation et, partant, du débat. La voix de la nuit blanche porte une parole forte, qui est une parole d’accusation envers les interlocuteurs anglo-américains de Karski. C’est-à-dire envers beaucoup de monde, puisqu’il a vu, dans l’ordre chronologique, le gouvernement polonais en exil, les autorités britanniques, y compris Antony Eden, la commission des crimes de guerre des Nations unies (son témoignage a d’ailleurs été versé au dossier d’accusation de l’Allemagne après-guerre) ; puis, aux États-Unis, où il arrive en 1943, des représentants des milieux juifs et catholiques, des autorités du département d’État, un juge de la Cour suprême et donc, enfin, le 28 juillet, Roosevelt. De tout cela, rien n’est sorti de ce qu’il pouvait attendre. Mais que pouvait-il attendre ? La même chose, semble-t-il, que ce qu’espéraient les deux leaders juifs de Varsovie qui l’avaient envoyé en mission, à savoir une stratégie de lutte explicite contre la Shoah. Les hommes de Varsovie estimaient qu’il fallait distribuer des millions de tracts en Allemagne pour dresser le peuple contre l’infamie de la politique de son gouvernement, et bombarder des objectifs précis en Allemagne : chambres à gaz, système ferroviaire, etc. Ce n’est pas la voie que les Alliés ont finalement choisie. Était-ce indifférence de leur part, ou pire encore ? Cela me semble pouvoir être contesté. Mais tel est le point où le Karski que vous imaginez semble être parvenu.

Y. H. : Oui, Jan Karski, tel que je l’imagine, ne peut que trouver insupportable la passivité des Alliés. On peut contester, si on veut, les raisons d’une telle passivité, telles que je les suggère dans mon livre, mais on ne peut pas contester cette passivité elle-même. Elle a été établie, comme ont été établies les ambiguïtés qui l’animent. Il y a, du côté des Alliés, un véritable verrouillage bureaucratique qui rend impossible le sauvetage des Juifs d’Europe. Ce verrouillage a été décidé dès 1938, à la Conférence d’Évian, lorsque aucun gouvernement n’a voulu s’engager pour que les réfugiés juifs trouvent asile. Ce verrouillage est encore aggravé par l’administration américaine qui, d’une part, maintient des quotas d’immigration drastiques, et d’autre part filtre les nouvelles de l’extermination des Juifs, afin de ne pas risquer d’affecter l’effort de guerre. Jan Karski est un témoin de cela. Quand il entend des officiels lui dire que le sauvetage des Juifs n’entre pas dans la stratégie de guerre, et d’autres le traiter de menteur ; quand il constate que les journaux américains minimisent systématiquement le massacre des Juifs, il ne peut pas faire autrement que vivre cette fin de non-recevoir comme un cauchemar. Un jeu de compromis mène les Alliés ; c’est ce jeu que fustige Karski dans la troisième partie de mon livre. Ce jeu l’écœure ; il y voit une forme d’abjection. Je prends l’exemple de Felix Frankfurter, le juge de la Cour suprême : après avoir écouté Karski, il lui dit : « Je ne peux pas vous croire. Je ne dis pas que vous mentez, je dis que je ne peux pas vous croire. » Cet intervalle d’indécision entre « on ne vous croit pas » et « on fait semblant de ne pas vous croire » crée une brèche dans le récit de Karski, et suffit à en torpiller la timidité diplomatique. On comprend alors que la position américaine officielle vis-à-vis des Juifs est construite sur un mensonge. Cette brèche parle de ça.

F. G. : Vous passez par cette brèche pour introduire la fiction dans le documentaire, et pour défendre des thèses que Karski, qu’il les ait conçues ou non, n’a pu exprimer.

Y. H. : Est-ce que ce sont des thèses ? Je n’en suis pas sûr. Vous semblez ne pas douter de l’innocence des Alliés – moi, j’en doute. Le roman, tel que je le conçois, est un lieu où l’on peut donner voix au doute le plus radical : où les valeurs, les idéologies, les croyances sont remises en question. Cette violence critique, je l’ai appliquée dans Jan Karski au mythe du « monde libre ». Ce mythe est fondé sur l’idée qu’il y aurait eu, pour combattre le nazisme, un parti du bien. Ce parti a effectivement vaincu le nazisme, et débarrassé le monde de cette horreur – mais si l’on examine ce qui s’agite politiquement sous le discours du bien, on commence à voir se défaire le mythe. Jan Karski m’a passionné aussi pour cette raison : il est porteur d’une vérité au vitriol concernant l’histoire du XXe siècle. Il a rencontré, à Londres, à Washington, le parti du bien – il en a vu l’envers. Peut-être sa position est-elle déplaisante, ou excessive : les pensées que je lui prête sont celles d’un homme confronté à l’expérience désespérante de la surdité organisée. Non seulement on ne l’a pas écouté, mais on lui a fait comprendre que son message ne comptait pas. Alors oui, j’ai imaginé qu’un tel homme, avec l’expérience singulière qui avait été la sienne, ne pouvait pas souscrire à la communion de 1945, à la grande fête de la victoire des Alliés ; j’ai imaginé qu’il se mettait à témoigner, durant cette nuit blanche qu’est la troisième partie de mon livre, de la passivité des Alliés à l’égard de l’extermination des Juifs d’Europe, et que selon lui cette passivité n’était pas seulement de l’ordre de l’impuissance, mais du calcul, et donc de la complicité.

F. G. : Il y a un double message dans le livre : celui que Karski a porté auprès des Alliés, et le message qu’il nous transmet à nous à travers vous, sur ce que vous concevez comme l’indifférence ou, selon votre mot, la complicité de notre monde avec la Shoah.

Y. H. : Je note que vous dites : « notre monde ». Personnellement, je n’appartiens à aucun monde. Je pense même que le fait d’écrire délivre de l’appartenance, la littérature est fondée là-dessus. Mais pour répondre à votre question : oui, il y a un double message dans Jan Karski. Je pourrais dire que je suis le messager du messager.

F. G. : Le premier message est incontestable. Je pense en revanche qu’il est nécessaire de nous attarder sur le second, sur cette accusation de complicité qui est grave, et ne va certainement pas de soi. Je peux douter de tout le monde, même des puissances qui ont vaincu l’Allemagne nazie ; pour moi, la question n’est pas là. Mais je vois dans votre troisième partie, plus qu’un doute, des affirmations. Et d’elles aussi, me semble-t-il, il est possible de douter.

Y. H. : Selon moi, le second message est tout aussi incontestable : l’attitude des Alliés entre 1942 et 1944 est d’une ambiguïté terrible. Il y a un livre très important de David S. Wyman, préfacé par Élie Wiesel, qui s’appelle : L’Abandon des Juifs, l’Amérique et la solution finale (4). Rien que le titre est éloquent. Jan Karski est un témoin de cet « abandon ». Comment, écrivant sur lui, ne lui prêterait-on pas de pensées sur ce point ?

F. G. : On ne peut pas en effet ne pas lui prêter de pensées sur ce point qui est le point central de sa vie et de l’histoire moderne. Mais l’ambiguïté des Alliés est quelque chose dont votre troisième partie les fait sortir. D’où le terme d’accusation que j’ai employé : la charge est précise, et rude. Premières phrases de la troisième partie : « On a laissé faire l’extermination des Juifs. Personne n’a essayé de l’arrêter, personne n’a voulu essayer. » (p. 115) On passe de la constatation d’une évidence, le fait qu’il n’y a pas eu de politique ou de stratégie militaire spécifiques contre la Shoah de la part des Alliés, à une glose de cette vérité historique, selon laquelle cette absence n’était pas conjoncturelle et contingente, mais volontaire, qu’elle était le fruit d’un choix. Vous rendez d’ailleurs les choses encore plus précises dans la suite de ce passage. Vous écrivez : « Les Anglais étaient renseignés, les Américains étaient renseignés. » (p. 116) On ne peut dire le contraire ; on sait même qu’ils avaient reçu maints témoignages, que celui de Karski n’était qu’un parmi beaucoup d’autres. « C’est en connaissance de cause qu’ils n’ont pas cherché à arrêter l’extermination des Juifs d’Europe. » (p. 116) Oui, évidemment, puisqu’ils sont renseignés, et qu’ils n’ont pas mis en œuvre de politique spécifique. Ce n’est cependant pas par déduction de ces deux prémisses que l’on peut arriver à la conclusion que vous en tirez : « Peut-être à leurs yeux, ne fallait-il tout simplement pas qu’on puisse l’arrêter (l’extermination) ; peut-être ne fallait-il pas que les Juifs d’Europe puissent être sauvés. » (p. 116) Il y a d’autres manières d’interpréter les premières affirmations. Nous y reviendrons, mais elles relèvent en gros, comme je le disais, des contingences de la guerre, de la résistance du réel aux volontés politiques. Il n’était peut-être pas possible d’arrêter les nazis, il n’y avait peut-être pas d’autre possibilité que de gagner la guerre, que de détruire l’Allemagne nazie. On ne peut, quoi qu’on en ait, refuser cette idée a priori. Par conséquent, vous faites un choix délibéré, vous privilégiez l’hypothèse radicale de l’acceptation occidentale de l’extermination des Juifs ; vous mettez en lumière ce qui ressortirait – je pèse mes mots, mais telle semble en effet l’idée qui se dégage de votre livre – à une volonté exterminatrice chez les Alliés eux-mêmes.

Y. H. : Non, parler de « volonté exterminatrice » à propos des Alliés, c’est trop. Jamais, dans le livre, je ne vais jusque-là. Jan Karski croit les Alliés complices, mais c’est une complicité involontaire. Ils ne veulent pas se débarrasser des Juifs, mais ils ne veulent rien faire pour les sauver. La différence est énorme, non ? Ne pas vouloir sauver quelqu’un ne signifie pas vouloir le tuer. Soyons clairs : pour quelqu’un comme Jan Karski, les raisons pragmatiques que vous invoquez pour justifier l’abandon des Juifs par les Alliés, c’est-à-dire les contingences de la guerre ou la résistance du réel aux volontés politiques, sont inacceptables ; elles ne peuvent exister. Pour Karski, le « réel », comme vous dites, ce sont les Juifs d’Europe. Il les a vus mourir devant lui, aussi bien dans le ghetto de Varsovie que dans le camp d’Izbica Lubelska. Cet homme, dont l’itinéraire de guerre est celui d’un héros, qui a tenu bon face aux interrogatoires de la Gestapo, qui s’est évadé d’un camp soviétique, qui a franchi clandestinement des dizaines de frontières et affronté des obstacles insurmontables, ne peut pas comprendre que la volonté ne soit pas suffisante. Au contraire, pour Jan Karski, la volonté est toute-puissante ; la volonté politique, c’est le réel. Le discours que tient Jan Karski est radical parce qu’il émane de quelqu’un qui a vraiment pensé qu’il pouvait sauver les Juifs d’Europe, et qui ne l’a pas fait. C’est un discours dont le statut est très singulier. On ne peut pas l’assimiler, comme vous le faisiez tout à l’heure, à des thèses. Ce qui parle, dans cette région nocturne où Jan Karski déroule ses pensées, n’est adressé à personne ; c’est une litanie de deuil, une prière pour les morts, en particulier ceux du ghetto de Varsovie. Il est possible que ces phrases lui viennent à l’instant de sa mort, il est possible que Jan Karski, au moment où ces phrases sortent de lui, soit en train de mourir. Ce qui se récapitule dans sa tête, c’est « l’histoire mondiale de son âme », pour reprendre une expression de Kafka. Jan Karski se demande s’il a une âme, il se demande si les Alliés avaient une âme – si l’idée d’âme est encore possible. J’essaye de lui prêter les pensées que peut avoir eues un homme qui a vécu ce qu’il a vécu, qui a des connaissances historiques et diplomatiques très précises (il est devenu, après la guerre, professeur de Sciences politiques aux États-Unis), qui est documenté, et même surinformé. Je ne prête pas seulement à Jan Karski certaines idées, je lui prête un savoir historique qui les rend possibles.

F. G. : Je maintiens qu’il se dégage de votre livre l’idée que la passivité des Alliés a quelque chose à voir, parce que, comme vous le disiez, elle est complice, avec une volonté exterminatrice. Vous écrivez par exemple : « Heureusement pour les Anglais, heureusement pour les Américains, Hitler n’a pas expulsé les Juifs d’Europe, il les a exterminés. » (p. 131) Heureusement… Cela dit, il est bien évident qu’un personnage de roman pense ce qu’il doit penser eu égard à ce qu’il est, et qu’il serait idiot d’en faire le simple support des considérations de l’auteur. Mais celles qui s’expriment dans Jan Karski sont à ce point fortes, et sur un sujet à ce point essentiel, qu’elles valent par elles-mêmes : le lecteur ne peut pas ne pas les discuter pour elles-mêmes ; il s’agit de son histoire, de son destin. Quand le Karski de la troisième partie voit dans l’attitude des Américains le résultat d’un « antisémitisme d’État » (p. 131), nous sommes confrontés à une idée qui échappe à son contexte, et devant laquelle nous ne pouvons pas suspendre notre jugement au nom de la fiction.

Y. H. : Bien sûr, j’ai conscience que la fiction produit un effet de vérité. Les lecteurs d’un livre comme Jan Karski savent à quoi s’en tenir : j’ai pris la précaution, dans une note liminaire, d’indiquer ce qui relève du documentaire, et ce qui relève de mon invention. Que la part d’invention du livre soit travaillée presque entièrement par des choses vérifiables, c’est un des secrets de ce qu’on appelle un roman. Je ne dirais pas comme vous que Jan Karski voit exclusivement dans l’inaction des Américains une forme d’antisémitisme : leur attitude est pour lui le résultat de facteurs multiples. C’est vrai qu’une fois regroupés, ces facteurs produisent quelque chose comme un scandale. Jan Karski est quelqu’un qui a été placé dans une situation historique tout à fait exceptionnelle ; il parle depuis cette expérience, depuis cette solitude, depuis l’incompréhension qu’il a rencontrée. Cet homme est vraiment venu aux États-Unis en 1943 pour sauver les Juifs d’Europe. Et on l’a repoussé. Ce qu’il pense de l’attitude de l’Amérique vis-à-vis des Juifs, l’excès même qu’il met à la dénoncer, s’explique par ce qu’il a vécu.

F. G. : Oui, mais, comme je le disais, les idées qu’il porte valent par elles-mêmes. On ne peut pas empêcher qu’elles deviennent, au moins dans l’esprit de certains lecteurs, des thèses, des prises de position historiques et politiques. Il peut donc être utile qu’on comprenne bien quelle est votre relation avec elles. Par exemple, pourriez-vous les défendre en dehors de ce roman, mettons dans un essai ?

Y. H. : Non, j’écris de la littérature. Les questions historiques dont nous parlons ne m’intéressent que parce qu’elles modèlent la vie du personnage de Jan Karski. Je n’ai pas écrit ce livre pour énoncer une quelconque vérité. Je vous le répète : les idées, en tant que telles, ne m’intéressent pas. N’importe quel lecteur de mon roman comprend qu’il est libre d’avoir son propre point de vue sur Jan Karski. Je me suis donné la peine de créer un dispositif pour cela : le lecteur reçoit toutes les informations sur un homme, avant que moi-même, à la fin, je ne lui propose une hypothèse romanesque sur celui-ci.

F. G. : Une hypothèse sur sa vie, mais aussi sur l’histoire, sur les motivations des Alliés.

Y. H. : Bien sûr. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de prendre l’« histoire à rebrousse-poil », comme dirait Walter Benjamin. D’interroger les bordures, les points de débordements, et plus particulièrement la constitution de ce qu’on pourrait appeler les arrangements collectifs. Ce qui a lieu du côté des Alliés à l ’époque où Jan Karski s’échine à faire passer son message est extraordinairement complexe. C’est un nœud de décisions, de camouflages, d’influences contradictoires, de brouillages idéologiques, d’équilibres géopolitiques, et même de positions électorales. J’interroge, par le biais de Karski, ce nœud. J’y vois quelque chose de ténébreux. Vous avez vu, en lisant le livre, qu’avec sa sensibilité catholique Karski perçoit dans les ténèbres quelque chose de toujours un peu criminel. Pour autant, jamais je ne pourrais tenir des énoncés comme : les Alliés sont responsables de la Shoah au même titre que les nazis.

F. G. : Personne de sensé ne pourrait dire cela. Votre personnage parle seulement de complicité. Mais, encore une fois, cela va déjà très loin, notamment quand il en vient à dire que la culpabilité des nazis n’innocente pas les Alliés.

Y. H. : Je me demande ce qui va le plus loin : le dégoût de Jan Karski pour l’inertie des Alliés, ou cette inertie elle-même ? Alors bien sûr que Jan Karski va très loin, mais je n’ai pas pu l’imaginer en train de penser autrement. J’ai beaucoup lu sur cette question, parce que je ne voulais pas faire dire à Jan Karski n’importe quoi. Outre le livre fondamental de David S. Wyman, dont j’ai déjà parlé, il y a par exemple Le Terrifiant Secret de Walter Laqueur (5), ou plus récemment Official Secrets de Richard Breitman et Auschwitz and the Allies de Martin Gilbert (pas encore traduits en français) (6), et même des pages extrêmement précises concernant la position anglo-américaine dans Holocauste, les sources de l’histoire de Raul Hilberg (7). Toutes ces sources sont absolument accablantes pour les Alliés. On y voit que leur politique vis-à-vis du sort des Juifs d’Europe est le fruit de compromis scabreux. C’est vrai que Jan Karski voit dans la possibilité même de ces compromis quelque chose de criminel. Karski est hanté par le crime. Pour lui, qui a vu de près la mise à mort des Juifs, qui était là, juste à côté, tandis qu’ils se faisaient tuer, et que lui ne pouvait rien faire, précisément : ne rien faire est criminel. Jan Karski, avec tout ce qu’il a fait pour essayer de sauver les Juifs, se sent coupable. Comment voulez-vous qu’il ne trouve pas coupables des gens qui, eux, ne font rien ? Il en vient forcément à trouver obscènes les raisons qu’on lui oppose ; il les soupçonne de n’être que des alibis. L’indifférence des Alliés a ouvert en lui une blessure effrayante : puisque les Alliés symbolisent l’idée d’humanité, et qu’ils sont capables d’une telle indifférence, alors c’est que l’humanité est criminelle, qu’elle est fondée, nécessairement, sur un crime commis en commun.

F. G. : Je crois savoir que vous travaillez en ce moment sur la naissance de Rome, c’est-à-dire, précisément, sur le crime originel, le fratricide fondateur.

Y. H. : Oui, je m’intéresse beaucoup au caractère sacrificiel des sociétés, et plus encore, au caractère sacrificiel du lien. Je travaille depuis un an sur L’Énéide de Virgile, sur la fondation et le sacré. Je suis allé vivre à Rome pour ça. Quant à savoir si j’endosse les énoncés de Karski, pour moi ce n’est pas une question très importante. J’ai choisi une forme qui, même si elle relève de l’expérimentation, même si elle est hybride, s’apparente au roman. C’est pour cette raison que j’ai tenu, dès le départ, à appeler ce livre Jan Karski : non seulement c’est un livre sur Jan Karski, mais c’est un livre dont l’objet même est de transmettre, au XXIe siècle, le nom de Jan Karski. J’essaie de comprendre ce que Borges appelait « l’histoire de l’infamie » ; cela implique des séries de transmissions, et parmi elles, l’histoire de cet homme remarquable qui s’appelle Jan Karski.

F. G. : Auriez-vous cependant pu concevoir un Karski ne pensant pas qu’il y avait une volonté d’abandon des Juifs chez les Alliés ? n’allant pas jusqu’à concevoir un antisémitisme d’État dans les démocraties occidentales ?

Y. H. : Non. Jan Karski a vécu un traumatisme, lié à ce qu’il a vu, mais aussi à l’échec de sa mission. Ce traumatisme a pris la forme du silence – d’un silence de trente-cinq ans. Ce qui s’est passé, il ne le vit pas seulement sur le plan politique, mais sur un plan humain. Karski est brisé, il se sent coupable, il trouve injuste l’abandon des Juifs d’Europe. Il pense que quelque chose aurait pu être fait…

F. G. : Mais le pensez-vous, vous-même ? Pensez-vous que les Alliés aient sciemment abandonné les Juifs d’Europe ?

Y. H. : Mon opinion personnelle n’a pas beaucoup d’importance. Ce que je pense s’exprime sous la forme d’un roman – ce que je pense s’appelle Jan Karski. C’est à travers l’écriture que j’ai ce qu’on appelle une pensée. Je suis un écrivain, pas un homme d’opinions, ni un idéologue.

F. G. : Pardonnez-moi d’insister, mais, comme je le disais, cette question est d’un intérêt universel, et je ne peux pas ne pas vous interroger, vous, Yannick Haenel, sur ce que, en dehors de votre livre, vous en pensez. Il serait absurde que, selon la mode ridicule qui sévit en ce moment dans le monde littéraire français, on ne tienne pas compte de la différence entre la fiction et la pensée, ou l’idéologie, et qu’on vous attribue des thèses dont vous m’avez dit clairement qu’à proprement parler elles n’étaient pas les vôtres, et que de plus elles n’étaient pas des thèses ; mais on ne pourra dégager la dimension strictement romanesque de votre livre, et Jan Karski ne pourra être détaché de vous, que si l’on parvient à faire la part de ce que, de votre côté, vous pensez ou ne pensez pas.

Y. H. : Je vous l’ai dit : je ne pense pas qu’on puisse trouver la conduite des Alliés si innocente. Il y en a peut-être qui ont besoin de se faire croire que celle-ci était irréprochable ; il y en a même qui y ont intérêt. Malheureusement, c’est une fable. J’ai lu des travaux très convaincants sur la question : les Alliés n’ont pas fait tout ce qu’il fallait pour empêcher l’extermination des Juifs. C’est un fait. J’ai essayé de bâtir une fiction plausible sur ce fait. Peut-être que certains lecteurs seront avant tout sensibles à la perdition de Jan Karski, mais elle-même est parlante.

F. G. : Est-ce que, en conséquence de cette perdition, il n’y a pas également quelque chose d’aberrant dans les idées, les jugements historiques que vous prêtez à Karski ? Ce qu’il y a de proprement romanesque dans son regard sur l’histoire, ne tient-il pas à une déformation, à un trouble du regard rétrospectif ?

Y. H. : « Aberrant », dites-vous ? Vous me permettrez de penser que s’il y a une aberration, elle réside plutôt dans l’attitude des Alliés – dans le fonctionnement d’une administration qui permet qu’on verrouille à ce point les frontières d’un pays, qui met deux ans pour fonder un simple comité de sauvetage, et attend 1944 pour condamner officiellement l’extermination des Juifs d’Europe. Alors, Jan Karski est-il fou ? Est-il aberrant ? Je ne sais pas. Moi, je l’admire.

F. G. : Je parlais, en tout cas, de déformation dans la mesure où je vois opérer un schéma typiquement obsessionnel : le silence qu’on a opposé à son message semble avoir persuadé Karski, le Karski de votre fiction, bien sûr, d’une complicité passive des Alliés, au point que désormais chaque fait historique dont il se souvient aboutit à elle. Il y a chez lui une contemplation horrifiée d’une vérité criminelle du monde, qui empêche toute autre interprétation. Si je prends l’exemple de l’affaire des 60 000 ou 70 000 Juifs roumains (selon les sources) qu’Antonescu proposa de livrer aux Alliés contre une rançon, j’ai été frappé par le fait que vous faisiez dire à Karski que les Américains refusèrent immédiatement, prétextant que l’offre était « sans fondement ». En réalité, il est établi que s’il y a eu un grand scepticisme au département d’État, l’affaire a été minutieusement étudiée, que certaines autorités américaines s’y sont montrées favorables, et que des fonds ont commencé à être réunis, avec l’aval du département d’État, dans des banques suisses. L’opération a finalement échoué, mais elle a existé. Karski la nie. Dans son esprit, les Alliés ne semblent pas avoir pu envisager un seul instant quoi que ce fût qui aurait pu sauver des Juifs.

Y. H. : Je ne nie pas qu’il y ait eu une enquête : dans le livre, je dis que le Département d’État a enterré l’affaire « après une enquête superficielle ». Le refus des Américains a été catégorique. C’est dans le livre de Wyman.

F. G. : Je me réfère à Hilberg (8), qui parle de huit mois d’enquête. Huit mois d’enquête, ce n’est pas une enquête superficielle.

Y. H. : Nous sommes donc dans un conflit des sources…

F. G. : Je ne suis pas historien non plus, mais, précisément, les sources divergent sur l’ensemble de ces questions. Le livre de Wyman a notamment fait l’objet d’une polémique entre historiens, certains, comme Rubinstein (9), ayant formellement contesté la thèse qu’il y défend, et beaucoup des faits qu’il y analyse. Sur cet exemple, ce qui est sûr en tout cas, dans la version de Hilberg, c’est qu’il y a eu de longues discussions. Le regard de Karski est donc déformé, qui montre les Américains balayant la proposition d’Antonescu d’un revers de la main. Et toute interprétation historique va, chez lui, dans le même sens. Il dit notamment que la notion de crime contre l’humanité est apparue lors du procès Eichmann, en 1960, quand elle apparaît dès 1945, dans les statuts du tribunal de Nuremberg. C’est une menue inexactitude, mais une fois de plus, les Alliés apparaissent plus en retrait dans la condamnation des crimes nazis qu’ils ne le furent.

Y. H. : L’expression a été accréditée dans l’opinion publique au moment du procès Eichmann plutôt qu’en 1945.

F. G. : Oui, mais j’y vois un signe supplémentaire de la déformation des événements dans l’esprit du Karski d’après-guerre, tel que vous l’imaginez, déformation qui est peut-être avant tout dans l’expression : c’est une parole de colère, et c’est cette colère, sans doute, qui a à voir avec la folie. Je prends un dernier exemple : la rencontre avec Roosevelt, au début de la troisième partie. Vous y montrez un Roosevelt désinvolte, indifférent, qui bâille plusieurs fois, qui préfère reluquer les jambes de sa secrétaire qu’écouter Karski ; bref, qui ne semble strictement pas concerné par la question de la destruction des Juifs d’Europe. Vous écrivez même : « Il est déjà en train de digérer l’extermination des Juifs d’Europe. » (p. 125) C’est un portrait qui ne correspond pas à ce que l’on sait de l’activité de Roosevelt entre 1942 (où il reçoit, de la part d’organisations juives, de premiers mémorandums sur l’extermination) et la fin de la guerre. Entre-temps, il aura reçu des témoins, commandé plusieurs rapports à ses services secrets, encouragé l’action des commissions de sauvetage, fondé le War Refugee Board (Agence pour les réfugiés de guerre)… On peut penser que les Alliés n’en ont pas assez fait, que Roosevelt a été pusillanime, tous les jugements sont bien entendu possibles. Mais quant à ses bâillements devant une description du ghetto de Varsovie en 1942, cela ne peut relever que de cette aberration angoissée, nocturne, dont je parlais, de la vision singulière d’un homme que vous disiez en perdition.

Y. H. : C’est vrai que le portrait que je fais de Roosevelt est féroce. Les bâillements que je lui prête sont à la mesure de la surdité politique dont Jan Karski fait les frais. On a beaucoup idéalisé Roosevelt, et peut-être avez-vous raison de prendre sa défense. J’ai choisi, quant à moi, de faire porter sur lui une certaine ironie. Cette ironie est un peu farcesque, je veux bien en convenir, mais elle est aussi très critique. Vous mettez en avant l’action de Roosevelt, mais peut-être est-il bon de rappeler que les programmes de sauvetage proposés au gouvernement des États-Unis se sont heurtés pendant très longtemps à l’obstruction de l’administration, qui les a rendus impossibles, ou les a différés jusqu’en mars 1944 – date, extraordinairement tardive, de la première grande déclaration de Roosevelt. Jan Karski, lorsqu’il est reçu un an plus tôt à la Maison Blanche, est victime de la stratégie politique des Américains : il n’est pas entendu parce qu’à l’époque on a décidé qu’il n’était pas possible d’entendre ce genre de propos. Il y a eu un moment où les Alliés ont escamoté l’information concernant l’extermination des Juifs d’Europe. Cet escamotage, je voulais le rendre vivant, je voulais que le lecteur puisse se le représenter – d’où cette scène. Je pense qu’à la violence de la politique répond l’ironie de la littérature. Celle-ci se met ici à la place de Jan Karski, et le temps d’une séquence de roman, elle réplique. En faisant revivre Jan Karski – en lui accordant la possibilité, par la fiction, d’exister de nouveau – je lui offre en quelque sorte une seconde chance. La littérature permet, non pas d’accuser – le mot est un peu fort – mais d’affirmer une expérience.

F. G. : Le mot est-il trop fort ? Ce que Jan Karski affirme à un moment, c’est que les Alliés désiraient se débarrasser des Juifs, et que c’est pour cela qu’ils auraient laissé faire les nazis.

Y. H. : Je pense être nettement plus nuancé : à un moment du livre, Jan Karski dit qu’« il n’était dans l’intérêt de personne de sauver les Juifs d’Europe, si bien que personne ne les a sauvés ». Je ne dis pas que les Alliés avaient intérêt à laisser mourir les Juifs, je dis qu’ils n’avaient pas d’intérêt à les sauver. La nuance est cruciale. S’ils avaient trouvé un quelconque intérêt à les sauver, ils l’auraient fait. Il suffit d’examiner ce qui s’est passé avant-guerre, toutes ces réunions internationales, ces conférences censées trouver une solution à ce qu’on appelait alors la « question juive » – sans résultat. Le régime nazi annonce qu’il s’occupera des Juifs si les autres pays ne s’en occupent pas, et les autres pays n’arrivent pas à un accord. Ils n’ont pas voulu accueillir des réfugiés, ni même trouver une solution. Ils n’y ont pas trouvé leur intérêt. Pour revenir à Jan Karski, je ne le trouve pas spécialement vindicatif. Ce qui le traverse, c’est la voix du malheur : une tristesse immense prend chez lui la dimension du deuil. Jan Karski, dans la deuxième partie de sa vie, porte le deuil des Juifs d’Europe, et il se sent extrêmement seul à le porter.

F. G. : Pourtant vous le disiez : il peut être affirmatif. Par exemple sur « l’antisémitisme d’État » des Américains, expression qui me paraît aller dans le sens d’un intérêt à laisser mourir plutôt que dans celui d’une absence d’intérêt à sauver.

Y. H. : J’emploie cette expression parce que je souhaite apporter un éclairage grinçant sur l’administration des Alliés. Je parle d’un antisémitisme technocrate. Je dis que « les lois contre l’immigration ne sont jamais qu’une version plus convenable des lois antijuives. » Cet antisémitisme-là, qui circule alors aussi bien dans les couloirs du Foreign Office, à Londres, que dans ceux du département d’État, à Washington, est lié à la défense des intérêts nationaux. La question que pose crûment Jan Karski dans la troisième partie du livre est précisément celle-ci : quel intérêt avaient les Alliés à agir en faveur des Juifs d’Europe ? Quand j’écris un livre comme celui-ci, c’est parce que je me pose des questions sur ce qu’est, par exemple, une décision politique. Jan Karski est écrit sur un mode interrogatif.

F. G. : Vous êtes vous par rapport à ces idées-là sur un mode interrogatif, mais Jan Karski n’apparaît pas du tout interrogatif quand il les énonce. Ses phrases ne sont pas interrogatives, elles disent les choses de la manière dont on dit la vérité, avec la force de l’évidence : celle, peut-être, de l’obsession.

Y. H. : Possible qu’on lise le livre ainsi. Après tout, l’obsessionnel est une figure de l’innocence. Mais la voix de Jan Karski, même si elle est affirmative, se déploie pour moi dans une région qui est celle du doute – un doute radical, aux limites du supportable. Ce doute peut l’amener à une sorte de véhémence biblique – celle du prophète. Je pense que la pulsion d’affirmation qui l’anime dans cette troisième partie émane d’une mise en doute généralisée. Il ne s’agit pas pour lui d’accuser les Alliés d’être du côté du mal, mais de témoigner – car telle est son expérience – de l’invalidité de presque tous les comportements politiques.

F. G. : Il vise en particulier l’invalidité de l’affirmation, par les démocraties occidentales, de leur propre innocence. Il a des paroles très dures sur ce qui lui paraît être la fonction principale du tribunal de Nuremberg : établir l’innocence des Alliés. Il juge 1945 comme la pire année du XXe siècle, « celle où l’on a osé falsifier le plus grand crime jamais commis en commun » (p. 167).

Y. H. : Oui, il considère le procès de Nuremberg comme une entreprise de blanchiment. C’est très discutable, mais c’est une idée qui, chez lui, prend une consistance logique.

F. G. : La vérité qui selon lui s’en trouve falsifiée, la vérité que les Alliés n’ont pas voulu regarder en face, est que l’extermination des Juifs d’Europe « n’est pas un crime contre l’humanité, c’est un crime commis par l’humanité » (p. 167).

Y. H. : C’est très important. Pour Jan Karski, en effet, l’extermination des Juifs d’Europe ne concerne pas seulement les Juifs d’Europe, mais elle met en cause l’ensemble de l’humanité, et jusqu’à son idée même. Il se demande ce que veut dire une humanité où une telle chose a été possible. Il se demande si cette humanité existe encore.

F. G. : Ainsi, quelle que soit la valeur de vérité de ce que j’ai appelé ses thèses sur l’histoire, quelle que soit la légitimité de l’accusation portée sur les Alliés, quelles que soient donc les culpabilités particulières des Alliés, que, disiez-vous, on ne peut dénoncer que sur le mode du doute (la culpabilité des nazis étant bien évidemment hors de toute discussion), vous visez à travers la parole de colère et d’angoisse du Jan Karski de votre fiction une vérité plus profonde, qui se donne pour une vérité sur l’homme, sur la solidarité de l’homme dans le crime. En un sens, il n’y a pas de lien nécessaire entre les affirmations historiques dont nous venons de parler et ces vues ultimes, qui sont d’ordre métaphysique.

Y. H. : Je ne sais pas. L’exigence politique et le désarroi existentiel se confondent peut-être en lui. À moins que ce ne soit l’inverse : le désarroi politique et l’exigence existentielle. En tous les cas, l’expérience qui l’anime touche aux limites de l’invivable ; et en tant que telle, elle remet en jeu ce qu’il en est de l’expérience classique du salut. Est-ce que Karski est indemne ? Je veux dire : est-ce que chez lui cette chose secrète, celle qui en chacun de nous résiste aux attaques, à la souillure, au mal, est intacte ? Après tout, l’État d’Israël a fait de Jan Karski un « Juste parmi les Nations ». Être un Juste ne signifie pas seulement qu’on a sauvé des Juifs, ou plutôt si : cela signifie spirituellement qu’on appartient à la lueur immémoriale du salut – qu’on est un morceau vivant d’Israël. L’expérience de Jan Karski l’a consacré : son parcours historique est, comme vous dites, entièrement métaphysique. À la fin de sa vie, il y a ce discours qu’il prononce, et dans lequel il déclare : « Je suis un catholique juif. » Sa femme est morte, elle était juive, elle avait perdu sa famille dans les camps. À travers elle, à travers sa famille, il dit qu’il est devenu juif. Qu’il est entré dans le déploiement d’une méditation qui le dépasse, qui s’élargit avec le temps, qui est la parole elle-même. « Je suis un catholique juif » : c’est une formulation énigmatique. Elle juxtapose deux mots qui ne peuvent pas se réunir.

F. G. : Ils ne peuvent pas former une réalité unique. Même en les joignant on les laisse disjoints.

Y. H. : Oui, le champ de tension est ici maximal. Les deux polarités ne peuvent pas coïncider, mais elles se révèlent l’une par l’autre. Ce qu’elles ont à se dire est de l’ordre d’une rencontre qui justement ne peut sans doute pas se dire. L’ouverture de cette tension détermine à mes yeux toute la prise de parole de Jan Karski dans la troisième partie du livre. Son intervention est politique, comme vous l’avez relevé, mais elle se déploie en même temps sur ce plan, moins décidable, où la spiritualité prend la forme du langage. Au fond, ce que j’appelle la littérature, c’est la dimension où la parole ouvre un passage – et ce qui s’ouvre, c’est précisément cette région où le catholique en moi rencontre le juif. C’est aussi, je crois, la contrée qui se découvre à Jan Karski dans sa nuit blanche : un territoire où la nomination se confond avec la prière. Je peux dire que la rencontre entre Jan Karski et moi s’est accomplie sur ce plan-là, tandis que j’écrivais le livre. Cette rencontre fait de Jan Karski mon livre le plus personnel, alors même que j’ai travaillé à ce que toute connotation, disons idiosyncrasique, en soit ôtée, et que je l’ai écrit dans un souci de sobriété.

F. G. : Vous faites comme Karski lui-même au début de son intervention dans Shoah : vous vous levez de votre siège, et quelqu’un d’autre vient y parler à votre place. Vous allez à rebours de toute une littérature, très répandue, du moi envahissant : c’est en vous retirant que vous atteignez ce qui vous est le plus intime.

Y. H. : En écrivant Jan Karski, j’ai découvert une difficulté, une résistance qui n’existaient pas dans le rapport que j’entretenais jusque-là avec la parole. J’avais longtemps éprouvé une sorte de facilité, presque exubérante ; cette facilité me semblait extrême, à la manière d’un enchantement. L’expérience du langage, je la faisais à chaque instant sur le mode de la profusion érotique.

F. G. : Cette profusion était la matière de Cercle, où s’esquissait déjà une libération à son égard.

Y. H. : Vous avez raison, mais avec Jan Karski quelque chose a eu lieu de plus radical. L’expérience que j’ai faite en l’écrivant a été celle d’un retirement. Pour rendre possible le fait de donner voix à quelqu’un d’autre que soi, peut-être faut-il s’ôter quelque chose.

F. G. : C’est, en théologie chrétienne, le thème de la kénose : le Christ ne peut sauver le monde qu’en se dépouillant de lui-même, en abandonnant la toute-puissance jusqu’au sacrifice ultime, c’est-à-dire la mort, qui est ce qu’il y a de plus contradictoire avec son essence divine, de même que rien n’est plus contraire à un écrivain français de votre génération que de s’oublier, et de laisser la place à un autre.

Y. H. : Et cet autre, à son tour, se retire dans le silence, qui est pour lui le lieu d’une révélation. Jan Karski est quelqu’un qui, dans l’épreuve du deuil infini qu’il s’inflige, essaie de supporter ce face à face entre Dieu et l’extermination, essaie d’habiter ce tombeau où l’extermination regarde silencieusement l’absence de Dieu. Sans doute lui faut-il endurer ce qu’il est impossible de vivre ; et s’approcher de ce qu’ont vécu ceux qui ne sont jamais revenus de la mort. S’il y a une folie de Jan Karski, elle s’incarne ici : dans le désir absolument inconcevable de mourir à la place des Juifs d’Europe – dans cette loyauté démentielle vis-à-vis des morts qui consiste à partager ce qu’ils ont vécu.

F. G. : Comment reliez-vous ce passage à la limite, cette traversée vers l’irrationnel dans le silence du face à face de Dieu et du mal, avec le saut du catholicisme au judaïsme ?

Y. H. : C’est quelque chose qui se passe dans les régions les plus incertaines. À un moment, Jan Karski recule. Et moi-même, sur ces questions, je recule : parce que seule la place vide, celle d’où l’expérience elle-même s’absente, pourrait parler. J’ai poussé Jan Karski dans ces retranchements-là ; je l’ai amené à vivre, sous les espèces d’une fiction, dans cette dimension spirituelle. Je l’ai envoyé en éclaireur là où, peut-être, je ne peux encore aller.

F. G. : Cette image de l’éclaireur qui traverse les ténèbres est au centre des toutes dernières pages, qui sont, à mon avis, parmi les plus belles que vous ayez écrites. Elle rend sensible, avec une grande simplicité, l’itinéraire spirituel dont vous m’avez parlé. Relève-t-elle pour vous d’une expérience spécifiquement juive de ce qui, dans la confrontation avec la négation absolue, avec le mal, peut subsister de lumière ?

Y. H. : C’est une expérience qui, en tant que telle, n’est ni catholique ni juive. Je pense que c’est la résurrection. Je n’emploie pas le mot dans Jan Karski…

F. G. : Vous employez le mot vivre : « Les ténèbres ne pouvaient plus rien contre moi, j’ai recommencé à vivre. » (p. 187) « Recommencer à vivre » : version discrète du mot résurrection.

Y. H. : C’est vrai. Mais si l’expérience que fait alors Jan Karski se situe au-delà des différences spirituelles, il ne parvient à la formuler, à formuler la possibilité de reprendre vie, qu’en des termes qui ne sont plus ceux d’un catholique. Je fais l’hypothèse que ces termes sont alors ceux du judaïsme ; et que cela coïncide avec l’instant où sa culpabilité disparaît. Mes idées sur cette question sont encore très interrogatives – très incertaines. J’ai mis en scène, durant toute la troisième partie du roman, la présence inextricable des ténèbres et de la lumière. Comme dans l’Évangile de Jean, la lumière et les ténèbres sont ensemble à chaque instant, et il s’agit de les séparer. J’ai eu cette intuition étrange concernant la spiritualité de Jan Karski : tant qu’il se vit comme catholique, il lui est impossible de se sortir du long suicide qu’est la deuxième partie de son existence. Par fidélité à l’égard des deux hommes du ghetto de Varsovie, il ne va pas jusqu’à se tuer ; mais c’est comme s’il avait maintenu en lui la mort à l’œuvre. J’ai eu l’intuition que le catholique en lui ne pouvait pas s’en sortir : il lui était nécessaire de faire un saut pour reprendre vie. C’est au moment même de mourir – de s’évanouir dans la mort, en sortant du camp d’Izbica Lubelska – qu’il devient juif : et qu’il renaît à la place même où sont morts tous ceux sur qui désormais sa parole veille.

F. G. : L’apparition finale de la lumière dans votre livre prend la forme la plus ténue, la plus fragile. Les ténèbres recouvrent tout, mais il y a, au fond, un petit point lumineux, comme une tête d’allumette, écrivez-vous.

Y. H. : Cette simple lueur, cette tête d’allumette est ce par quoi, à nouveau, la lumière se sépare des ténèbres. En un sens, c’est le geste même de la littérature. Ce qui était mort, ou sur le point de l’être, redevient vivant. Ce que découvre Jan Karski, au bout de son expérience, c’est que la parole traverse le temps, et qu’elle retourne la mort. L’échec politique de Jan Karski ouvre au récit, plus secret, d’une victoire : celle que les mystiques juifs appellent la netsah – cet éclat qui brille dans la nuit comme le sourire du temps. L’expérience que fait Jan Karski du doute radical le précipite dans la nuit, mais l’accorde en même temps à cette lueur qui le sauve.

F. G. : J’ai l’impression que ce qui oblige Karski, pour connaître cette sorte de résurrection, à sortir du catholicisme, est la notion chrétienne de salut, la croyance, qui est le cœur même du christianisme, que l’homme a été sauvé une fois pour toutes à une date donnée de l’histoire. Il doit perdre cette foi-là pour bien voir les ténèbres qui ont recouvert le monde, pour exercer son œil à voir dans les ténèbres et se rendre capable de distinguer la petite lueur qui ne les dissipera peut-être pas, qui ne réparera peut-être rien, mais qui permet de vivre.

Y. H. : Exactement. Chez un homme comme Jan Karski, le salut, tel que le catholicisme l’énonce, est peut-être un barrage à la possibilité du salutaire. À la fin, le salutaire n’est plus contenu dans l’hostie consacrée qu’il transportait avec lui durant ses missions, mais dans la phrase : « Je suis un catholique juif. » C’est cette phrase qui le consacre ; c’est à travers elle – à travers l’itinéraire spirituel qu’elle condense – qu’il s’ouvre à la mémoire infinie des morts. J’ai écrit les trois dernières pages de Jan Karski en une nuit. Elles restent pour moi mystérieuses. C’était comme un chemin de flammes qui s’ouvrait. Désormais, c’est à ces trois pages que je dois me mesurer. Elles sont à la fois derrière moi, et devant moi. Leur clarté relève pour moi de la plus grande étrangeté ; et leur étrangeté même s’accorde avec ce qu’il y a de plus clair dans ma vie : le saut du catholicisme vers le judaïsme, vers un devenir-juif qui était déjà à l’œuvre dans chaque phrase de Cercle, et dont le mouvement ne peut pas s’arrêter.

(1) E. Thomas Wood & Stanislaw M. Jankowski, Karski : How one man tried to stop the Holocaust, Wiley, 1996.
(2) Gallimard, collection « L’Infini », 2007 ; voir ''La Revue littéraire'' n°32 (automne 2007).
(3) Jan Karski, Story of a Secret State, nouvelle édition : Simon Publications, 2001 ; réédition de la traduction française : Robert Laffont, février 2010.
(4) Flammarion, 1987.
(5) Gallimard, collection « Témoins », 1981.
(6) Respectivement : Hill & Wang, 1998 ; Holt Paperbacks, 1990.
(7) Gallimard, collection « NRF Essais », 2001.
(8) Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 2007 (1961).
(9) William D. Rubinstein, The Myth of Rescue : Why the democracies could not have saved more jews from the nazis, Routledge, 1997.
Commentaires

1. Le lundi 25 janvier 2010 par Serge ULESKI

    _

    L’auteur réfute l’idée de thèse ; il parle d’une fiction, œuvre d’imagination. Quant aux liens entre la fiction et l’Histoire...

    Avec cette thèse qui n’en est donc pas une, puisqu’il s’agit dans les faits d’une affirmation aussi « gratuite » que stérile, et très tendance (celle qui consiste à taper sur les USA pour mieux se faire taper dessus en retour)…

    Téméraire mais guère courageuse cette affirmation fictionnelle ou cette thèse en forme de gaffe puisque l’auteur n’en démord pas : Il s’agit d’une fiction. C’est un roman. Tout est permis : la liberté se souffre aucune contrainte, pas même celle de la crédibilité et de la vraisemblance.

    Le tout appuyé par un éditeur, Sollers en l’occurrence, pas mécontent de mécontenter ceux qui pensaient l’avoir comme allié… et pour que l’on ne l’oublie pas entre deux publications, toutes plus bâclées les unes que les autres.

    Avec cette affirmation d’écrivain attaché à la fiction dans des faits qui touchent à l’Histoire, et alors que le parti pris de l’auteur ne nous sera d’aucun enseignement soit historique soit humain, on parle de l’idée que le monde civilisé s’est opposé au régime Nazi en traînant les pieds.

    D’aucuns aimeraient en appeler à la controverse intellectuelle alors qu’il n’y a rien d’intellectuel dans cette œuvre fictionnelle derrière laquelle un auteur se cache pour mieux nous communiquer des opinions qui sont les siennes et qu’il peine manifestement à assumer…

    Et pour cause…

    Comment ne pas y voir chez cet auteur qui appartient à une génération gâtée auquelle l’on a donné à téter un biberon qui porte le nom de « Shoah » - référence au documentaire de Lanzmann -, une tendance plus que récurrente et que le procès Fofana avait mis en lumière : une hyper-exacerbation identitaire arrivée à son paroxysme chez Haenel ; exacerbation longuement mûrie, cajolée et entretenue par des élites intellectuelles concernées par cette même identité.

    « Tous contre nous, ils auront été : tous, sans exception ! Seuls nous étions, seuls nous demeurons !Tous pourris !"

    Comprenez : tous anti-sémites !

    Disons les choses : Haenel, c’est Lanzmann à qui l’on coupe l’herbe sous le pied ; un Lanzmann relégué au rang de Fanfan la tulipe de la Shoah.

    Nombreux sont ceux qui l’ont sûrement rêvé, Haenel l’a fait : le crime des crimes qui fait de Juda une petite frappe qui aurait vendu sa mère pour quelques sous, puisque… crime doublé d’une trahison immonde, poignard dans le dos de la part de deux alliés qui l’on disait irréprochables.

    Après l’Allemagne, la Pologne, le régime de Pétain, l’Europe incurablement antisémite, viennent alors les USA et la Grande Bretagne.

    Même Lanzmann n’aurait pas osé ! Et c’est bien là ce qui le perturbe, sans oublier le fait qu’Haenel s’en prend au bailleur de fonds de l’Etat d’Israël ; aussi, on pourra aisément entendre Lanzmann vociférer à l’endroit de cet auteur : « Quel petit c…. ! »

    De mauvaises langues affirmeront que cette fausse polémique permet de remettre un peu de carburant dans le moteur de la « Shoah » qui s’essoufflait dans les montées et qui s’emballait dans les descentes, privée de frein-moteur, sous l’impulsion d’une nouvelle génération pris dans le piège de la surenchère et qui cible celui sans lequel plus rien n’est possible, ou bien… si peu mais certainement pas ce dont on n’a pu rêver de longue date et de longue haleine : les USA...

    Lanzmann s’ étant depuis longtemps contenté d’une Pologne dans laquelle il n’y a rien à sauver, une Pologne retorse sous l’URSS, muette dans l’Europe et une Allemagne moralement à genoux, repentante à souhait, même si économiquement elle n’en fait qu’à sa tête.

    In fine, beaucoup de bruit pour pas grand-chose cet ouvrage et la polémique qui oppose Haenel et Lanzmann, avec, pour s’en faire l’écho parce que… la polémique, même à bon compte, fait toujours recette, quelques imbéciles complaisants et opportunistes, quand on sait qu’aucune nouvelle « vérité » historique ne sortira de ce « débat » ; et sur le plan littéraire, on n’y aura trouvé aucune écriture digne de ce nom… dans le dernier ouvrage de Haenel.

2. Le mardi 26 janvier 2010 par Réponse...

    ...de Yannick Haenel dans Le Monde : Le recours à la fiction...

3. Le mardi 26 janvier 2010 par Serge ULESKI

    La réponse de Haenel aux attaques de Lanzmann ne nous éclaire toujours pas sur les raisons et les motivations de l'auteur qui se "cache" derrière ou "se sert" de la fiction et de Jan Karski pour affirmer : "les Alliés (USA et Grande Bretagne) ont été complices de la Shoah en ne faisant rien. Aussi, l’attitude des Américains ressemblerait fort à un crime pour non-assistance ; crime à la racine duquel l’on trouvera un « antisémitisme d’État », avéré ; du point de vue des Américains, il était heureux que les nazis exterminent les Juifs."

    Mon interprétation demeure valide :

    Comment ne pas y voir chez cet auteur qui appartient à une génération gâtée - génération reine auquelle l’on a donné à téter un biberon qui porte le nom de « Shoah », référence au documentaire de Lanzmann -, une tendance plus que récurrente et que le procès Fofana avait mis en lumière : une hyper-exacerbation identitaire arrivée à son paroxysme chez Haenel ; exacerbation longuement mûrie, cajolée et entretenue par des élites intellectuelles concernées par cette même identité.

    En effet, difficile de ne pas entendre hurler chez Haenel un " Tous contre nous, ils auront été : tous, sans exception ! Seuls nous étions, seuls nous demeurons ! Tous pourris ! "

    Comprenez : tous anti-sémites !

4. Le mardi 26 janvier 2010 par Serge ULESKI

    Mon billet... dans sa version complète et définitive : cliquez

    Haenel, Sollers, Karski, Lanzmann and Co

5. Le mardi 26 janvier 2010 par Alain Baudemont

    Absolument lumineux est cet entretien avec Yannick Haenel sur "Jan Karski" que Florent Georgesco a réalisé en juillet 2009, (juillet 2009) et que l'on trouve dans La Revue littéraire n°41, septembre 2009.

    Je ne veux pas faire "un commentaire" sur ce qui se dit de "très significatif" dans cet entretien, mais "je veux souligner" ce que j'en retiens, particulièrement ces passages, fondamentaux à mes yeux, et qui sauve...

    Y. H. : L’échec politique de Jan Karski ouvre au récit, plus secret, d’une victoire : celle que les mystiques juifs appellent la netsah – cet éclat qui brille dans la nuit comme le sourire du temps. L’expérience que fait Jan Karski du doute radical le précipite dans la nuit, mais l’accorde en même temps à cette lueur qui le sauve.

    Y.H. : Après tout, l’État d’Israël a fait de Jan Karski un « Juste parmi les Nations ». Être un Juste ne signifie pas seulement qu’on a sauvé des Juifs, ou plutôt si : cela signifie spirituellement qu’on appartient à la lueur immémoriale du salut – qu’on est un morceau vivant d’Israël. L’expérience de Jan Karski l’a consacré : son parcours historique est, comme vous dites, entièrement métaphysique. À la fin de sa vie, il y a ce discours qu’il prononce, et dans lequel il déclare : « Je suis un catholique juif. » Sa femme est morte, elle était juive, elle avait perdu sa famille dans les camps. À travers elle, à travers sa famille, il dit qu’il est devenu juif. Qu’il est entré dans le déploiement d’une méditation qui le dépasse, qui s’élargit avec le temps, qui est la parole elle-même. « Je suis un catholique juif » : c’est une formulation énigmatique. Elle juxtapose deux mots qui ne peuvent pas se réunir.

    F. G. : Ils ne peuvent pas former une réalité unique. Même en les joignant on les laisse disjoints.

    Y. H. : Oui, le champ de tension est ici maximal. Les deux polarités ne peuvent pas coïncider, mais elles se révèlent l’une par l’autre. Ce qu’elles ont à se dire est de l’ordre d’une rencontre qui justement ne peut sans doute pas se dire. L’ouverture de cette tension détermine à mes yeux toute la prise de parole de Jan Karski dans la troisième partie du livre. Son intervention est politique, comme vous l’avez relevé, mais elle se déploie en même temps sur ce plan, moins décidable, où la spiritualité prend la forme du langage. Au fond, ce que j’appelle la littérature, c’est la dimension où la parole ouvre un passage – et ce qui s’ouvre, c’est précisément cette région où le catholique en moi rencontre le juif. C’est aussi, je crois, la contrée qui se découvre à Jan Karski dans sa nuit blanche : un territoire où la nomination se confond avec la prière. Je peux dire que la rencontre entre Jan Karski et moi s’est accomplie sur ce plan-là, tandis que j’écrivais le livre. Cette rencontre fait de Jan Karski mon livre le plus personnel, alors même que j’ai travaillé à ce que toute connotation, disons idiosyncrasique, en soit ôtée, et que je l’ai écrit dans un souci de sobriété. Pour rendre possible le fait de donner voix à quelqu’un d’autre que soi, peut-être faut-il s’ôter quelque chose.

    F. G. : Comment reliez-vous ce passage à la limite, cette traversée vers l’irrationnel dans le silence du face à face de Dieu et du mal, avec le saut du catholicisme au judaïsme ?

    Y. H. : C’est quelque chose qui se passe dans les régions les plus incertaines. À un moment, Jan Karski recule. Et moi-même, sur ces questions, je recule : parce que seule la place vide, celle d’où l’expérience elle-même s’absente, pourrait parler. J’ai poussé Jan Karski dans ces retranchements-là ; je l’ai amené à vivre, sous les espèces d’une fiction, dans cette dimension spirituelle. Je l’ai envoyé en éclaireur là où, peut-être, je ne peux encore aller.

    F?G. : Cette image de l’éclaireur qui traverse les ténèbres est au centre des toutes dernières pages, qui sont, à mon avis, parmi les plus belles que vous ayez écrites. Elle rend sensible, avec une grande simplicité, l’itinéraire spirituel dont vous m’avez parlé. Relève-t-elle pour vous d’une expérience spécifiquement juive de ce qui, dans la confrontation avec la négation absolue, avec le mal, peut subsister de lumière ?

    Y. H. : C’est une expérience qui, en tant que telle, n’est ni catholique ni juive. Je pense que c’est la résurrection.

    "Je suis un catholique juif". C’est cette phrase qui le consacre; c’est à travers elle – à travers l’itinéraire spirituel qu’elle condense – qu’il s’ouvre à la mémoire infinie des morts. J’ai écrit les trois dernières pages de Jan Karski en une nuit. Elles restent pour moi mystérieuses. C’était comme un chemin de flammes qui s’ouvrait. Désormais, c’est à ces trois pages que je dois me mesurer. Elles sont à la fois derrière moi, et devant moi. Leur clarté relève pour moi de la plus grande étrangeté ; et leur étrangeté même s’accorde avec ce qu’il y a de plus clair dans ma vie : le saut du catholicisme vers le judaïsme, vers un devenir-juif qui était déjà à l’œuvre dans chaque phrase de Cercle, et dont le mouvement ne peut pas s’arrêter.

    Merci à Florent Georgesco demandant à Yannick Haenel : Vous employez le mot vivre : « Les ténèbres ne pouvaient plus rien contre moi, j’ai recommencé à vivre. » (p. 187) « Recommencer à vivre » : version discrète du mot résurrection.

    Ici, précisément, un petit point lumineux, comme une tête d’allumette, recommence à vivre, et la Parole s'anime...

6. Le mardi 26 janvier 2010 par Alain Baudemont

    Pour "l'information" dans les 10 Sefirot, il y a

    Netsah'

    La première occurrence de cet attribut est tardive puisqu'on ne la trouve que dans le livre de 1Samuel 15/29: "du reste le protecteur d'Israël n'est ni trompeur ni versatile, ce n'est pas un mortel pour qu'il se rétracte…"

    Cet attribut est "le protecteur d'Israël". Les circonstances de l'occurrence de Netsah', la Victoire, sont liées au péché du premier roi d'Israël, Saül. Le roi regrette déjà sa transgression et la confesse à son protecteur, le juge Samuel. Celui-ci lui annonce alors que D. lui arrache la royauté qu'il lui avait accordée, non par versatilité, mais pour "protéger Israël". Saül venait d'épargner Agag, roi d'A'maleq, ennemi implacable d'Israël (ennemi intérieur ou extérieur). Samuel accomplit l'acte que Saül, par peur ou par faiblesse, ne réussit pas accomplir, "tuer A'maleq", obtenir la "Victoire" sur lui! A'maleq représente le mal absolu extérieur ou en soi. Si A'maleq est épargné, Israël est en danger. D. apparaît ici comme le protecteur d'Israël.

    Or Netsah' signifie Victoire, ou la durée, l'éternité. Quels sont les rapports avec cette protection? D. est la victoire contre l'Autre Côté, le Mal, et ceci dans la durée, éternelle, infinie et dans le but de protéger Israël. Netsah' est la victoire sur l'impureté de la mort. Netsah' est un attribut du côté de la miséricorde, il est aussi la victoire durable de l'innocence.

    Sur le plan sémiologique, Netsah' est la lumière qui brille d'une façon claire et limpide, la lumière primordiale et éternelle. Sur le plan symbolique, on a l'image du faucon (nets) sur la muraille (h'et), celle de la Victoire et de l'Eminence.

    Les qabalistes y ont vu les lèvres qui s'entrouvrent pour prier, le début de l'esprit prophétique, la victoire sur ses propres instincts maléfiques.

7. Le mardi 26 janvier 2010 par Alain Baudemont

    @6. Je remercie Monsieur Albert Soued pour son travail remarquable sur les séfitot. Albert Soued - février 1995 -

8. Le mercredi 27 janvier 2010 par Florent G.

    Un vif merci, cher Alain. Pour votre 6, surtout, qui approfondit ce que nous n'avions fait qu'esquisser.

9. Le mercredi 27 janvier 2010 par Serge ULESKI

    "...........Les qabalistes y ont vu les lèvres qui s'entrouvrent pour prier, le début de l'esprit prophétique, la victoire sur ses propres instincts maléfiques."

    Délire hystérico-kabbalo-biblico-linguistisque d'un pathétique sans nom !

    Quand on sait qu'il n'y a aucun enjeu ni littéraire ni historique ni biblique dans l'ouvrage de Haenel.

    Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter à la réponse de l'auteur dans le Monde (réponse à Lanzmann) dans le fond comme dans la forme ..

    Voyez son style !

    Monsieur Alain Baudemont, vous êtes sûr que ça va bien ?

10. Le mercredi 27 janvier 2010 par Florent G.

    @ Serge Uleski. Toute mystique n'est pas délirante, sauf à retomber dans un positivisme rance, de vieilles querelles radsoc, qui interdisent a priori d'accorder le moindre intérêt aux questions d'ordre spirituel et par là abolissent quelques millénaires de pensée et de création ; et de toute façon, bien sûr qu'il y a un enjeu biblique, religieux, dans le roman de Yannick Haenel. Je trouve même qu'il y est plus à son affaire que sur les sujets historiques et politiques, où, pour le moins, il se hasarde un peu. Cela dit, je ne comprends pas en quoi ses positions relèveraient d'une "hyper-exacerbation identitaire paroxystiques" (pour reprendre vos termes peut-être légèrement emphatiques). Sur ce point, à mon tour, je vous demanderai : tout va bien ?

11. Le mercredi 27 janvier 2010 par Erratum

    Paroxystique, bien sûr. Il y a tellement de mots que j'ai vu un pluriel.

12. Le mercredi 27 janvier 2010 par Alain Baudemont

    Tout à fait certain, oui, oui, je vais bien, monsieur Uleski, je dirais même que je vais très bien, mais vous même, qui êtes-vous donc, monsieur Serge Uleski, pour ainsi vous "énerver" aussi brutalement contre cet homme, cet homme courageux, cet écrivain, (oui, vraiment, cet écrivain) qui s'appelle Yannick Haenel. Pour le dire franchement, (sachez que j'ai parfois lu vos choses écrites, pas toutes, je dois à la vérité de dire, pas toutes, car je dois me protéger) vous me semblez baigner à l'aise et toujours dans un "négatif obstinément entretenu" - comme beaucoup d'autres personnes d'ailleurs, et c'est hélas - dont il ne serait pas, en tout point de vue, pour vous, à ce qu'il m'en ressort avec évidence, profitable de sortir, car alors vous penseriez n'exister plus, et alors vous auriez peur, vous deviendriez, (je crois le deviner entre deux ou trois de vos lignes) quittant le négatif, ce ballon égaré dans tous les vents, (quelle horreur) ce flottant qui n'y comprend plus rien, (quelle folie) vous deviendriez cet énergumène ayant perdu un inestimable trésor... de négativité, quelque chose de vous, penseriez-vous, donc, qu'il ne vous tient aucunement à coeur de perdre... Il est vrai que je peux vous comprendre, en votre désarroi, monsieur Uleski, si vous quittiez, pour ne plus y revenir, le lieu de l'entre-deux, où toujours le "je m'oppose", votre "je m'oppose" s'agite en vos entrailles; je peux vous comprendre, oui, sans pour autant user d'une mienne régénérante compassion, que je réserve, si vous le voulez bien, à d'autres personnes, véritablement plus, en leur âme et conscience, plus en de terribles et vraies souffrances. Par conséquent, cela dit, (mais je puis, à vos yeux et à vos oreilles, me tromper, et lourdement être dans le faux) je vous demande, Serge Uleski, comment pouvez-vous comprendre le dessein, comment pouvez-vous comprendre l'âme, comment pouvez-vous comprendre le coeur profondément humain de Yannick Haenel, qui plus est lorsqu'il écrit, porte témoignage, retranscrit, transmet la pensée de Jan Karski, et ne l'oublions pas, comment pouvez-vous comprendre, lorsque Yannick Haenel transmet Karski, lequel Karski transmettait les pensées, la volonté de deux personnes juives qui demandaient de parler, de divulguer dans le monde entier le "massacre en masse" des personnes juives, et dont peu de personnes, à ce moment où cela était dit de par le monde, peu de personnes, selon Karski, ne voulaient croire. Je dis, monsieur Uleski, que refuser de comprendre, ou trouver des arguments si pauvrement négatifs, pour contredire un tel témoignage, c'est comme de nier la "catastrophe" qui a réellement existé, et qui désigne, vous le savez bien, l'extermination par l'Allemagne nazie, (je dis bien l'Allemagne nazie) des trois quarts des Juifs de l'Europe occupée, refuser de comprendre, c'est nier, à la limite la Schoah. Comment cela est-il possible de nier la Schoah, et je vous demande, monsieur Uleski, comment pouvez vous comprendre, Karski et Haenel témoignant de la "surdité, ou de l'aveuglement du monde", comment pouvez vous comprendre ces deux hommes, avec quel courage, avec quelle force, avec quel souffle, dont vous ne pouvez pas imaginer la source, ce souffle de vie qui a le pouvoir de transformer toute espèce de négatif... Comment pouvez-vous comprendre dans quelle nouvelle manière de penser il faut repartir désormais, car, en vérité, il faut vouloir, il faut le vouloir, ces deux hommes l'ont voulu, il faut vouloir aller vers le positif, ne serait-ce que pour apprécier la beauté de la couleur, la beauté du jour, la beauté de la lumière du jour; la fin des ténèbres, si je puis dire, la joie de revivre, de vivre, oui, une sorte de résurrection, et pourquoi non, et pourquoi ne repartirions nous pas à partir de la compréhension pleine de ce que signifie la résurrection, au sens judéo-chrétien, ou au sens chrétien-judéo, cet ensemble culturel et spirituel, et en quoi cela vous permet-il, Serge Uleski, de me demander, m'entendant parler ou écrire de la sorte, de me demander si je vais bien, autrement dit, si je ne suis pas une espèce de foldingue un peu sur les bords, et beaucoup au milieu...

    Tout à fait certain, oui, oui, je vais bien, monsieur Uleski, je dirais même que je vais très bien,

13. Le mercredi 27 janvier 2010 par Serge ULESKI

    Vous êtes aussi bavard à mon sujet que sur l'affaire (qui n'en est pas une) Lanzmann/Haenel !

    C'est dire... c'est tout dire.

    En fait, vous êtes tout simplement un bavard.

    Alors... dites ! A quand une page sur la météo ?

    Non mais... je dis ça comme ça. Je ne veux pas non plus me mêler de ce qui me regarde.

14. Le jeudi 28 janvier 2010 par Axel

    Je viens de voir dans "Shoah" le passage du silence de Karski. Et son témoignage. Quand il ne peut retenir ses larmes, il y a encore quelque chose qu'il ne dit pas, dont il semble savoir qu'elle ne va pas dans le même sens que Lanzmann et le "film" qu'il entreprend, dont bien sûr Karski comprend l'impérieuse nécessité.

15. Le jeudi 28 janvier 2010 par Florent G.

    C'est ce qui ressort en effet de l'article que Karski a écrit à la sortie de Shoah ("Shoah, une vision biaisée de l'Holocauste", Esprit, février 86), dont L'Express cite quelques extraits. Il écrit notamment : D'autres personnes parlent des souffrances des juifs pendant plus de sept heures. Beaucoup le font mieux que moi. Pour ma part, l'essentiel de mon intervention n'était pas là mais dans le fait que j'avais réussi à passer à l'Ouest et à rendre compte à quatre membres du cabinet britannique, dont Anthony Eden, au président Roosevelt et à trois membres importants de son gouvernement, au délégué apostolique à Washington, aux dirigeants juifs américains, à d'éminents écrivains et à des commentateurs politiques, de la détresse des juifs et de leurs demandes pressantes de secours. Cela prouve que les gouvernements alliés qui seuls avaient les moyens de venir en aide aux juifs les ont abandonnés à leur sort. En dehors de moi, personne ne pouvait le dire. L'insertion de ce témoignage ainsi que l'évocation, si sommaire fût-elle, de ceux qui tentèrent d'aider les juifs aurait placé l'Holocauste dans une perspective historique plus appropriée. (...) Shoah par son autolimitation appelle un autre film, aussi puissant et aussi vrai, qui montrerait cet aspect oublié de l'Holocauste.

16. Le jeudi 28 janvier 2010 par A Baudemont

    @13; comment pouvez vous terminer dans un autre fil par "cordialement" alors que vous avez fait la pertinente démonstration que "vous n'êtes pas un homme cordial". Par ailleurs dire d'un autre qu'il est un bavard cela vous va à ravir..

17. Le jeudi 28 janvier 2010 par Serge ULESKI

    Et pour conclure... à titre provisoire...

    _

    Lanzmann s’ est toujours contenté d’une Pologne dans laquelle il n’y a rien à sauver, une Pologne bouc émissaire dans l’entreprise de condamnation et de culpabilisation de l’Europe au sujet de son antisémitisme, en échange d’une immunité pour les Etats-Unis devenus depuis la fin des années 60 le bailleur de fonds d’Israël, une fois l’Europe muselée, interdite de parole critique quant à la politique de cet Etat vis à vis des palestiniens.

    Haenel brise ce consensus (tabou ?) en plaçant les Etats-Unis sur le banc des accusés de l'antisémitisme (à moins que ce tabou ait été transgressé à dessein, avec le soutien de ceux qui l'ont entretenu, contre l'Amérique d'Obama, à titre préventif ?!).

    Secret de Polichinelle l’indifférence des Etats-Unis face aux menaces d’extermination des juifs d’Europe ! Mais il est vrai que cela va toujours tellement plus mal en le disant !

    Lanzmann qui a un grand, très très grand souci d’Israël ne peut que s’en désoler, confronté à une génération ignorante des enjeux géopolitiques qui se cachaient et se cachent aujourd’hui encore, derrière cette immunité accordée aux USA et une Pologne bouc émissaire pour expier les crimes d'une Europe qui va de Brest à Vladivostok..

18. Le jeudi 28 janvier 2010 par Florent G.

    C'est amusant, Serge Uleski, dans un débat où il me semble que chacun a de bonnes raisons de penser ce qu'il pense, quoique sur des plans différents (Lanzmann l'emportant du reste sur l'essentiel, à savoir la vérité historique, même si sa méthode et certaines de ses confusions sont agaçantes), vous réussissez à avoir tort sur tout à la fois. Chapeau.

19. Le jeudi 28 janvier 2010 par Serge ULESKI

    C'est sûrement parce que j'ai raison.

20. Le jeudi 28 janvier 2010 par Serge ULESKI

    Encore faut-il être capable de s'autoriser à penser, s’affranchir et servir, non pas ses propres intérêts mais un intérêt supérieur : celui de la justice. Penser, c’est penser fatalement... juste... parce que... altruiste, loin de tout intérêt particulier en penseur désintéressé capable de penser contre soi-même et contre son camp, contre sa propre histoire et contre lses propres intérêts aussi. Penser, c’est entrer en dissidence et en résistance contre soi-même et contre tous les autres.

    C'est la raison pour laquelle il vaut mieux penser avec l’intelligence des autres qu’avec la sienne si par penser, on entend : "se méfier comme de la peste de ce qu’on pense... qui ne va pas plus loin que ce qu’on est." Ce qui fait, au total, pas grand monde. Reconnaissons-le !

21. Le jeudi 28 janvier 2010 par Serge ULESKI

    @Florent G.

    Mais c'est bien Monsieur : vous avez ouvert votre parapluie.

    Nul doute, quelque part, quelqu'un vous en sera reconnaissant même si la frilosité n'évite pas, et jamais, le danger d'un conformisme accoucheur d'un consensus mou et d'une pensée flasque.

22. Le jeudi 28 janvier 2010 par A. Baudemont

    @20. Basta, Uleski ! comme disent, en leur île de beauté, mes chers amis Corses : tu la reçusses, cette orange, ou tu la manges !

23. Le vendredi 29 janvier 2010 par Stalker

    Bonjour. En lien, de nouveaux éléments (me semble-t-il) à verser à ce dossier. Salutations.

24. Le vendredi 29 janvier 2010 par Alain Baudemont

    De nouveaux éléments à verser, rien n'est moins sûr...

    Sinon...

    ... dont l’écriture glaçante tient à l’absolue sincérité... rappelons-le à Yannick Haenel, écrit, quelque part, Stalker, et que la mémoire de l’expérience des camps d’extermination, écrit encore Stalker, a été honorée par des écrivains comme Primo Levi, Jean Améry ou Imre Kertész...

    Ce n'est pas faux, ce qu'écrit Stalker, sur la mémoire de l’expérience des camps d’extermination honorée par d'autres écrivains, mais sur ce qu'il dit de Yannick Haenel, c'est de la mauvaise fois, (...) ou volontairement alors c'est ce tromper de cible et indirectement pourfendre un Sollers ou un Assouline, ou un Meyronnis etc.., enfin, des gens qui ne pensent pas tout à fait comme lui... des personnes qui n'écrivent pas tout à fait comme lui... Allons, soyons raisonnable, c'était comme s'il voulait, Stalker, nous faire croire que Yannick Haenel ne savait pas, n'aurait jamais su, écrivant sur l'admirable Jan Karski, que "catastrophe" (je vais au plus court entendement) ça voulait signifier "Shoah", ou bien, plus sournoisement, que Haenel serait comme un docteur en médecine qui ne sait qu'un homme souffrant... a un coeur, et pire, où ce dernier (le coeur) se trouve dans le corps humain...

    Que vous en semble,

    ... comme s'il ne tiendrait qu'au froid, qu'au glacé, qu'à la glaciation ne parlant qu'avec un raide cadavre dans la bouche (l'image et terrible), de n'être qu'absolument sincère; et que le chaud de la vie, lui, le vivre, par conséquent n'y pourrait y parvenir jamais, à être sincère, ne serait-ce que dans le court instant d'une intense circulation de sang chaud dans le corps d'un homme en vie...

    Que vous en semble encore,

    ... On sait, aussi bien, nous dit Stalker, que Jean Améry consigna dans Lefeu ou la Démolition : "qu'il faut se garder des réminiscences littéraires que l’on délègue pour prendre la relève des mots ou des sentiments impuissants. Pas de place pour Celan" (...)

    Pas de place pour Celan, entendre ou lire cela, m'arrache le coeur, à moi, simple amateur de poésie, simple lecteur; c'est comme si j'entendais ou lisais "pas de place pour le Poète"; cela, pour moi, est impossible à formuler : pas de place pour le Poète". Pourtant il y a des gens qui tuent les Poètes, aussi férocement qu'ils tuent les écrivains. En critique aussi, il y a des gens parfois qui sont des tueurs, des meurtriers purs et durs, des tueurs absolument tueurs. Et qui disent par dessus le marché que la "littérature est morte", et quoi encore, je ne sais, enfin... que tout est mort, qu'il ne nous reste plus qu'à nous suicider en collectif, ou seul, triste et pauvre en esprit comme un invraisemblable mendiant du Diable.

    .... Le Diable, le Diable, enfin, le Diable, ruminait Philippe Sollers à Franz-Olivier Giesbert, même qu'il y avait à la gauche de sollers notre ami Patrick Rambaud qui tremblait de tous ces os...

    Puis-je paraphraser, (et non plagier) un peu à mon tour, pourquoi non, Stalker s'y amuse quelquefois... eh, bien, si l'occasion m'était donnée, simple commentateur, (voyez comme abondamment j'utilise le mot "simple) de changer un seul nom écrit par Karl Kraus, qui aurait, dans un propos de couloir (...) dit que "personnellement, rien ne me vient à l’esprit à propos d'Haenel"; j'aurais envie de dire, à mon tour "Mir fällt zu de Stalker nichts ein"; mais je ne dirais pas cela, et pourquoi, je ne le dirais pas, premièrement parce que je ne suis doué d'aucune façon à dire les choses en langue allemande, et deuxièmement, parce que tout n'est pas, chez Stalker, à côté de la plaque, et aussi bien, il faut rendre à Stalker comme à César, par exemple quand il demande ce que veut nous dire Imre Kertész dans son livre "le drapeau anglais"; que la littérature est une chose impossible, demande Stalker, et alors écoutons Kertész affirmer : "Il faut craindre que les formules trempées dans le solvant de la littérature ne retrouveront plus jamais leur densité ni leur réalisme. Il faudrait tendre vers des formulations qui englobent totalement le vécu (c’est-à-dire la catastrophe); des formulations qui nous aident à mourir et lèguent cependant quelque chose aux vivants. Si la littérature est en mesure de produire de telles formules, je veux bien, mais je considère de plus en plus que seul le témoignage en est capable, ou éventuellement une vie muette et informulée comme formulation"...

    ... Écrire, ajoute encore Imre Kertész, "c'est ainsi se lancer dans l'aventure de la formulation, témoigner ou bien se taire, renoncer à une vie d'honneurs et de simulacres, comme le précise le narrateur du Drapeau anglais" - "Ce n’est que bien plus tard que j’entrevis une possibilité de la ma vie reconquérir entièrement, ou de manière plus générale, que je pressentis qu’une vie entière était possible – mais à présent que j’ai vécu cette vie, que ce qui me reste à vivre de cette vie (la mienne) peut être considéré comme déjà vécu, je dois formuler cela plus précisément, et même très précisément : donc, qu’une vie entière eût été possible, je le compris lorsque, après les formulations de l’aventure, je me trouvai soudain confronté, ébahi et fasciné, à l’aventure de la formulation".

    Il faut rendre à Stalker, je l'ai dit, le bénéfice (il faut vouloir aller les chercher) que nous tirons de cette remarque pertinente de Imre Kertész sur précisément "la formulation" (...) Car, c'est bien de cet exercice là, "la formulation", que Yannick Haenel (en sa troisième partie) nous a invité, en son "Jan Karski", à nous pencher, et ne condamnons pas (les critiques sont trop souvent trop pressés d'écrire leurs mots) __Haenel parce qu'il aurait quelquefois été maladroit dans justement ce à quoi il s'exerçait "la Formulation la plus Juste" : __ ++"Ce trouver soudain confronté, en tant qu'écrivain d'une part, et en tant que lecteur d'autre part, ébahi et fasciné, à l’aventure de la formulation". ++ Autrement dit, et pour en terminer abruptement, j'en ai conscience, avec ce commentaire tourbillonnant, ou bavard, c'est peut-être vrai, je demanderais, en quelque sorte, à celui qui sait, à l'écrivain qui sait, au critique qui sait, (il doit bien en exister un) comment pour l'homme d'écriture d'aujourd'hui, pris, même enfoui au fond des profondeurs du Ciel et de la Terre, comment dire les choses du Malheur d'une toute autre manière; comment dire les choses du passage de la Mort à la Vie, dans un tout autre langage débarrassé des lassantes répétitions...

    Ne jamais oublier, non, ne pas oublier, rien n'oublier, mais, ayant "formulé plus près encore de la vérité", avoir retrouvé la force par la seule beauté d'un écrit réussi, remonté ainsi et pleinement en paix avec soi-même, vers la lumineuse clarté du jour; marcher dans la lumière, oui, avec la lumière, puisqu'il fut dit une première fois : "Il vit que la Lumière était bonne".

25. Le samedi 30 janvier 2010 par anne-françoise

    @Alain Baudemont. Le "Jan Karski" de Haenel se cache chez moi depuis longtemps au milieu d'autres livres, pierre instable d'une tour menaçant de s'effondrer... Je n'ai pas encore eu le courage d'en lire la moindre ligne, effrayée peut-être par ce que je vais y trouver, et sans doute aussi par la controverse qu'il suscite. Je me lance donc! PS : votre commentaire, tourbillonnant donc plein de vie, n'est pas bavard, au contraire, il me semble aller à l'essentiel - et je souscris à tout ce que vous dites sur le Poète... Comment (m')imaginer vivre sans Celan...

26. Le samedi 30 janvier 2010 par Stalker

    Euh, hum, Alain Baudemont, pas sûr, en effet, que vous ne viviez point, à votre échelle, l'aventure de la formulation ! Je serai bref : je crois que Yannick Haenel esquive cette belle aventure qu'est la formulation, le drame de la formulation, que Paul Celan (attention, je n'ai pas dit que j'étais d'accord avec la position, extrême, de Jean Améry : je la respecte parce que je sais d'où il la formule) a vécue jusqu'au bout, vous le savez comme moi. L'esquivant, de deux choses l'une : ou c'est un trouillard, ou c'est un joueur. C'est à mon sens un joueur puisque, l'esquivant, il en a quand même fait un livre (pas un roman, absolument pas, jamais, un roman) qui est, je pèse mes mots, truffé de contre-vérités (et que l'on ne vienne pas me bassiner avec les nécessaires distorsions romanesques : voyez Flaubert, voyez Bloy, voyez Carpentier et tant d'autres grands se documenter DURANT DES ANNÉES avant de poser leur fiction sur la réalité !), mensonger. Ce livre est une imposture. Ce n'est même pas un bon roman à thèses, c'est juste un aggloméré de trois parties qui ne sont elles-mêmes, du moins pour les deux premières, qu'une paraphrase sans l'ombre d'une imagination. Quant à la troisième, le seul texte méritant l'appellation de fiction, de grâce, c'est à pleurer : pas de style par exemple, ce qui est assez embêtant pour un écrivain... Vous réclamez un critique qui sache lire, Alain ? Vous avez bien raison, moi aussi ! Je les cherche avec opiniâtreté et ne les trouve point. Ah si, tout de même, un seul qui, dans le n° de Valeurs actuelles du 15 octobre 2009, a écrit le premier qu'il s'agissait d'un faux témoignage. Je ne tire aucune gloire de ce simple constat : il n'y a pas de critique littéraire journalistique de bon niveau, voire d'un niveau tout simplement honnête, en France. Tous n'ont fait que suivre la petite machine bien huilée de Philippe Sollers, disposant tout de même d'une certaine puissance de feu. Nous nous éloignons quelque peu de Jan Karski je le crains. Encore que...

27. Le samedi 30 janvier 2010 par Florent G.

    Cher Stalker, il est amusant que vous veniez dire, dans les commentaires d'un entretien publié en septembre, où étaient déjà formulés l'ensemble des reproches historiques aujourd'hui approfondis par Annette Wievorka et Claude Lanzmann, que vous avez été... le premier à oser critiquer le roman de Yannick Haenel ! Vous me direz que j'ai montré une coupable complaisance envers ce livre, en n'insultant pas son auteur, mais que voulez-vous, malgré le déplaisir que me cause le fait de ne pas être d'accord avec vous, je n'ai jamais pensé qu'une insulte valait un raisonnement, ni que la vérité s'attrape avec un bazooka ; je continue de croire qu'on peut discuter et que, si l'on sait lire, la vérité n'est pas plus faible d'être nuancée.

28. Le samedi 30 janvier 2010 par Alain Baudemont

    @Stalker, oui, je retiens l'amicale tonalité de votre petite musique, et l'intelligence non polémique de votre commentaire, (à distance, on dirait que "le Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes blogueurs" (et les "moins jeunes", sinon "les vétérans"), le livre à paraître bientôt, de monsieur Léo Scheer, agit déjà), mais surtout, je retiens la sincérité spontanée de votre mise au point sur ce que paul Celan "a vécu jusqu'au bout", et que, oui, aussi bien comme aimablement vous l'écrivez, je sais, tout comme vous, d'où jean Améry formule son "extrême" position... Je dirai un mot sur Jean Améry, (juste un mot car ce n'est pas ici le moment, quoi que) et je ne veux pas déborder le fil du billet de Florent Georgesco (je lui demande de me pardonner à l'avance). Un mot, donc sur J.A, mais avant, je veux vous dire, cher Stalker, que "je ne suis absolument pas d'accord avec votre analyse sur Yannick Haenel", mais votre écrit est "argumenté" et surtout, vous avez le droit de penser, j'insiste longtemps sur "vous avez le droit de penser", comme vous pensez sur Y.H, écrivain quand même, quant à ce que j'en pense, moi, et quoi qu'on en dise, et je dirais mieux, "je pense qu'à tout angle de vue, que ses recherches (en formulation) sont en "bonne voie", et qu'il (Yannick Haenel) finira par écrire, et de mieux en mieux, sur cette fameuse hypothèse, (la sienne) qu'il a mis en marche, et qu'une très bonne adéquation de cette dernière nous sera offerte (à nous les lecteurs, et à vous, le critique, qui me semblez, par ailleurs, je le sens à travers vos mots, de meilleur approche pour ce qui concerne les factures (puis-je dire ainsi) spirituelles, ou de l'ordre des choses mystiques, ou "catholique", oui, vous me semblez de mieux en mieux très catholique, si je puis dire, comme on dit, d'un gaillard qui est de moins en moins louche (...). vous savez qu'il y a des gens, comme ça, qui confondent l'expression "pas très catholique", comme voulant dire, "celui là, il n'est pas comme nous, il est juif, et plutôt obscur", or, ce n'est pas exact d'interpréter l'expression de ce cette man!ère, et ceux qui l'interprète de cette manière, à mon avis, sont des professionnels boiteux qui cherchent des poux dans la tête d'un autre... Bref, pour faire court, cher Stalker, vous me semblez de mieux en mieux catholique, et sachez que je vous lis (assez souvent)... Juste avant de vous parler de J.A, Stalker, cher Juan, je voudrais dire encore que le commentaire, chez vous, de Elisabeth Bart, sur le livre de Yannick Haenel "Jan Karski", était plutôt bien écrit, et bien tempéré... Enfin je voudrais dire à "anne-françoise", que je n'est pas été insensible à son petit mot, et que je suis enchanté, en effet, qu'elle souscrive inconditionnellement à tout ce que l'on peut dire sur un Poète... et qu'avec elle, je suis d'accord, "comment pourrions nous nous imaginer vivre sans Paul Celan"...

    Alors, sur J.A,

    Pour être un bon écrivain, croyait Jean Améry, il faut devenir indépendant de "tous les signes extérieurs de succès", et, à commencer par "l'esprit à ses limites", il faut bien savoir et bien comprendre que tous les livres de J.A s'aventurent dans le "monde fermé" de la souffrance. (...) Améry refusait à en donner une consolation à bon marché, ou à en trouver, en quelque sorte, comme un message de rédemption dans la souffrance (...). Son approche est de l'ordre de "l'impitoyable" et son écrit est toujours est impitoyablement sombre, "disconsoling" pour employer son mot. Il disait, J.A, "Bien que n'étant pas Halakha, j'insiste néanmoins pour que "l'être juif" soit une nécessité pour moi (...) mais c'est impossible, précisément parce je ne suis pas Halakha, (Halakha, ou halokho selon la prononciation ashkénaze (hébreu "voie" (plur. halakkhot) désigne, lorsqu'il s'écrit avec une majuscule, "l'institution juive", regroupant les lois, sentences et prescriptions religieuses, qui règlent la vie quotidienne des Juifs) "Avec les Juifs, en tant que Juif, disait J.A, je ne partage pratiquement rien. Aucune langue, aucune tradition culturelle, pas de souvenirs d'enfance. Peut-être alors une "catastrophe Juive" plutôt que d'un Juif halakhiques, ou un «non-non-Juif", (...) manque de foi dans le Dieu d'Israël, "manquant yiddish", ou en hébreu, manquant de la tradition juive... (Améry père, était plus que juif autrichien, en photo (sic) le père ne montre pas un sage barbu, mais plutôt, dit Jean Améry, un tyrolien Imperial et carabinier de la Première Guerre mondiale." Le père meurt dans la bataille, en 1916, et J.A est trop jeune alors pour se souvenir de lui. Sa mère, qui élevait son unique enfant, et qui travaillait dans une auberge, était catholique... "Plusieurs fois par jour, elle invoquait "Jésus, Marie et Joseph", dit Jean Améry," qui se décline dans son dialecte natal comme "Jessamarandjosef".

    J.A a été un Juif parce qu'il avait appris, dans les désordres des nazis, qu'il n'était pas autorisé à être autre chose. Pour être un Juif et une victime, être une victime juive, c'est vivre sans les "déterminants positif". Les déterminant positifs, en voilà, une question que je vous pose, cher Stalker, quels sont-ils, ces déterminants... Mais contrairement à la plupart des hommes et des femmes, et c'est bien de cela ce dont il s'est agit chez J.A , je veux dire "aller jusqu'au bout"...

    Amery était prêt à vivre de cette manière, parce qu'il était disposé à voir sa pensée aller jusqu'au bout ( )

29. Le samedi 30 janvier 2010 par Stalker

    Cher Florent : en fait, c'est beaucoup plus simple que cela, vous avez parfaitement raison et je suis allé trop vite en besogne, du moins dans ce commentaire. Tiens, pour réparer mon ignominie temporelle, je vais même être gentleman et citer, dans ma dernière note, cet entretien. Reste que vous n'avez pas employé, dans ce très intéressant entretien pour un livre qui ne le mérite guère (même si vous essayez de le tirer dans tous les sens, même ceux où l'auteur ne veut visiblement pas aller !), le mot fort que j'ai employé, celui d'imposture. Et puis, pour couper court, lorsque vous écrivez : "Haenel, que je tiens pour un des meilleurs écrivains de sa génération", ah non, impossible de vous suivre, à moins que vous ne considériez que cette génération est au niveau du zéro, donc à aucun niveau ! J'ose enfin espérer que ces termes pour une fois forts : "je n'ai jamais pensé qu'une insulte valait un raisonnement, ni que la vérité s'attrape avec un bazooka", ne m'étaient tout de même pas adressés n'est-ce pas ? Cher Alain : oui, vous avez raison. De plus, merci d'avoir relevé la tempérance du commentaire d'Elisabeth Bart chez moi.

30. Le samedi 30 janvier 2010 par Florent G.

    Je n'ai vu aucune ignominie dans votre confusion temporelle ; j'y ai vu un peu d'aveuglement volontaire, qui m'a paru de bonne guerre.
    Je n'ai vu non plus aucune imposture dans le livre de Haenel, raison pour laquelle je n'ai pas employé ce mot, qui est une bonne raison, non ? J'y ai vu des idées, je ne les ai pas partagées, je les ai discutées, voilà tout. Un imposteur prend la place de quelqu'un. Haenel, quoi que vous en ayez, fait une fiction avec un personnage historique, et le fait explicitement ; il ne prend donc pas sa place, qu'il maintient dans un réel extérieur à lui-même.

31. Le samedi 30 janvier 2010 par Réponse...

    ... de Claude Lanzmann à la réponse de Yannick Haenel : Non, Monsieur Haenel...

32. Le samedi 30 janvier 2010 par Stalker

    Imposture, je maintiens : ce livre n'est pas un roman, la partie romancée n'est pas romanesque, pas littéraire, si peu fictionnelle, rien, pas même une phrase de style, du vaseux, du meyronno-sollersien. Ce n'est donc, au mieux, qu'un mauvais ouvrage à thèse (un tiers) et une paraphrase (les deux tiers restant). Imposture : Yannick Haenel, en écrivant ce livre qui n'est pas un roman, prend pourtant, bel et bien, la place de Karski, si peu qu'il le veuille ou le prétende car enfin, Florent Georgesco, qu'est-ce donc qu'un travail d'écrivain évoquant un personnage historique si ce n'est, tant bien que mal, se faufiler sous sa peau ? Imposture parce que, n'étant pas un roman, Haenel n'accède jamais à cette vérité de la littérature qu'a parfaitement raison de pointer Lanzmann. Prenant la place de Karski, il lui fait dire les mots et les idées d'Haenel : mensonges. Comment s'appelle donc celui qui fait dire à son personnage des mensonges historiques ? Je suis certain que vous trouverez le mot. Il me faudrait bien peu pour affirmer que, n'étant pas un écrivain, Haenel n'est rien du tout, un ancien professeur ou, bien pis, un de ces journalistes qui l'ont récompensé par l'Interallié, alors qu'il n'a jamais été journaliste. Un apôtre de Sollers. Rien, donc. Ca oui, c'est un sacrée kénose mon ami !

33. Le dimanche 31 janvier 2010 par Florent G.

    Comment s'appelle celui qui fait dire à son personnage des mensonges historiques ? Un romancier, mon cher. Et ce ne sont pas des mensonges, puisque le lecteur est censé avoir cette connaissance minimale de ce qu'il a sous les yeux qu'est la conscience de la fiction. Comment appelleriez-vous quelqu'un qui, dans un dîner, vous dirait : "je viens de lire Les Trois Mousquetaires, et je peux vous dire qu'Anne d'Autriche était une belle salope" ? Je l'appellerai, moi, un imbécile.
    Ensuite, vous avez parfaitement le droit de trouver Haenel mauvais romancier, non celui de dire que son livre, du moins dans sa troisième partie, qui est celle que tout le monde discute, n'est pas un roman, c'est-à-dire une "histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures", comme l'écrit mon ami Littré. Vous confondez jugement subjectif et vérité objective. De même que vous confondez la position subjective d'un romancier créant ses personnages, qui en effet, en un sens, d'ailleurs métaphorique, se glisse dans leur peau, et l'affirmation objective propre à l'imposteur (pour mémoire, et toujours pour le plaisir de citer Littré : "celui qui tâche de tromper en se faisant passer pour un autre qu'il n'est"). Dumas, pour imaginer les sentiments, les réactions, les paroles d'Anne d'Autriche, a bien dû se mettre en quelque sorte à sa place. Il n'a pas pour autant prétendu que ces sentiments, etc. étaient ceux de la reine, et que lorsqu'il écrivait Les Trois Mousquetaires, c'était la reine qui tenait la plume.
    Pareillement, Yannick Haenel a distingué avec clarté ce qui était de Karski et ce qui était de lui, et ce dès la première page de son livre, où il écrit : "Les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de l'invention." Il est dommage que vous perdiez votre temps, et que Lanzmann perde son temps, dans ces accusations naïves, alors que l'autre dimension, la dimension proprement historique du débat, est cruciale, et passionnante, et qu'on la traite d'autant mieux si l'on ne commence pas par se perdre dans le marécage des questions de fiction et de non-fiction.

34. Le dimanche 31 janvier 2010 par Elisabeth Bart

    Florent Georgesco. Votre exemple des "Trois Mousquetaires" me paraît fallacieux.Il n'y a pas d'enjeu historique chez Dumas hors celui de laisser entendre que l'Histoire est tissée des passions des hommes et de peindre quelques images idéales. Vous juxtaposez dans ce commentaire plusieurs notions: le roman historique à la Dumas(trame narrative inventée, personnages complètement fictifs mêlés à des personnages historiques) et la définition plus large du roman selon Littré. L'exemple de "Quatrevingt-Treize" de Victor Hugo eût mieux convenu en regard de "Jan Karski" puisque l'auteur aborde un épisode tragique de l'Histoire de France. Hugo déploie différents points de vue, il met en perspective deux idéologies qui s'affrontent, celle des Blancs et celle des Bleus à travers deux protagonistes,Lantenac et Cimourdain, qu'il tente de dépasser en une synthèse qui relève de l'idéologie progressiste chrétienne à travers le personnage de Gauvain. La limite de "Quatrevingt-Treize" , c'est précisément que Hugo reste dans l'idéologique, propose une idéologie dont nous, au XXIe siècle, percevons les limites, les assises, les présupposés( fidélité à la pensée des Lumières comme si celle-ci allait de soi, était vérité inébranlable, hors de toute critique épistémologique). Je place au-dessus de "Quatrevingt-Treize" que j'admire pourtant, "Les démons" de Dostoïevski, où les grandes idéologies naissantes au XIXe siècle, issues du matérialisme affrontent la pensée judeo-chrétienne, mais sans clôture, dans une perspective métaphysique qui dépasse l'idéologique. Le roman de Dostoïevski continue de nous poser des questions, de nous travailler ce qui n'est pas vraiment le cas du roman de Hugo dans lequel un lecteur d'aujourd'hui ne peut que voir un moment idéologique de l'Histoire, dépassé à l'heure où la mondialisation, le processus d'avancée des technosciences posent d'autres questions. J'ai cité Dostoïevski, j'aurais pu aussi bien citer d'autres grands romanciers tels que Melville, Faulkner,Bernanos etc. Un grand romancier ( mettons que Haenel soit un romancier, il n'est pas un grand, jusqu'à preuve du contraire) dépasse l'idéologique, s'en arrache,sachant qu'une idéologie ne contient qu'une vérité partielle, n'est qu'un moment de vérité historique, et j'ai cru que c'est ce que ferait Haenel en lisant la revue "Ligne de Risque" dès ses débuts.

    Je n'ai pas encore lu "Jan Karski" et ne peux me prononcer sur ce livre. Je suis pourtant entrée dans cette polémique à cause du simple fait qu'elle contient du mensonge de la part de personnes aussi influentes que Sollers et Lanzmann ( qui ment? Vous le savez, vous?) et que ce mensonge, qu'on le veuille ou non, sera désormais forcément présent, malgré tout effort qu'on puisse faire pour l'abstraire, dans toute lecture à venir. J'ai tenté d'éclairer sans doute bien faiblement le débat en remontant aux ouvrages antérieurs de Haenel dans lesquels je n'ai vu aucune confrontation de points de vue. Je vois là une contamination de l'autofiction , genre littéraire révélateur de notre époque relativiste qui sacralise la subjectivité contrairement à ce que vous dites. Un seul "je" et tout est dépeuplé. Ces écrivains de l'autofiction semblent incapables de se mettre à la place d'un personnage.

    On ne peut pas écrire sur Jan Karski , sur la Shoah, comme Dumas écrivait sur Anne d'Autriche ou comme Annie Ernaux écrit sur les mutations sociales qu'elle a vécues. Quand Claude Lanzmann parle de Tragique, il fait référence à des forces qui nous dépassent et plus encore, à la nécessité de retrouver le sens du Tragique dans l'Histoire. Haenel propose une thèse et, semble-t-il, ne défend qu'une thèse. Je ne comprends pas que d'un côté, il défende une thèse qu'il considère comme vraie et que d'un autre côté, il affirme que la "vérité" n'existe pas en littérature. La vérité qui n'existe pas ce serait la vérité des faits historiques qui n'ont pas besoin d'être respectés pour dégager une thèse? Mais à ce moment là, comment peut-il défendre une seule thèse comme vérité intangible, ce qu'il fait dans votre entretien, au cours duquel il ne relativise jamais sa thèse? Dès lors, comment pouvez-vous séparer la dimension historique du débat et les questions de fiction et de non-fiction? La grande question de ce débat historique est celle de la complicité des alliés. Franchement, peut-on répondre à cette question qui est d'ordre métaphysique par un simple "oui" ou "non", réponses qui ne peuvent qu'être d'ordre idéologique? Les idéologies passent, elles sont des outils pour agir mais n'ont pas le pouvoir d'établir une vérité historique.

35. Le dimanche 31 janvier 2010 par Florent G.

    Elisabeth Bart. J'ai choisi sciemment un exemple dérisoire : il s'agissait de préciser un point très général, et qui devrait paraître très simple. Vos vues sont riches et intéressantes, mais elles ne concernent pas ce point.

36. Le dimanche 31 janvier 2010 par Elisabeth Bart

    Juan, c'est vous qui m'avez demandé d'entrer dans cette polémique alors même que je vous disais mes réticences, n'ayant pas lu le livre. Bon, nous n'allons pas jouer au menteur comme les deux éléphants germanopratins. J'indique ici cette note que j'ai mise aussi en lien chez vous,elle met pour moi un réjouissant point final à cette polémique. http://theatrummundi.hautetfort.com/archive/2010/01/30/jannick-haenul-roman-bref.html#more

37. Le dimanche 31 janvier 2010 par Alain Baudemont

    ... Pourquoi lire de la fiction, il m'arrive de me poser la question, et de m'entendre assez bien me répondre, me tutoyant, "que c'est parce que lisant, tu aimes à t'égarer, tu aimes à te perdre (plus souvent qu'à ton tour) dans une sorte de sophistiqué, en t'imaginant, qui plus est, que tu joues bel et bien un double jeu profond, et que c'est cela qui te plaît, de jouer, dans la fiction, à être le double jeu profond" (...)

    ... Ainsi, avec moi-même, quand je lis la fiction, la fiction c'est moi; je deviens la fiction; je suis la fiction; et bien sûr, j'oublie, dans le temps de la fiction, qu'il existe, par ailleurs, (je ne veux pas le savoir) de la réalité, où ce que je suis en train de lire ne pourra jamais être, jamais exister; j'oublie, quand je suis fiction, qu'il y a, qu'il existe de l'implacable réel, où mon nez deviendrait une patate chaude et rouge, que cela me ferait très mal, c'est absolument certain, si je tentais de traverser, comme un fantôme, un mur de brique; j'oublie, quand je suis fiction, qu'il existe du mensonge, par ailleurs, et que des personnes mentent (je ne veux pas le savoir) dans le réel et dans la réalité, qu'ils mentent comme des arracheurs de dents, (je ne veux toujours pas le savoir) que mentir dans le réel n'est pas sans conséquence, que mentir dans la réalité peut détruire des milliers de gens (...) mais dans la fiction, on peut tout dire, on peut tout faire, imaginer les plus invraisemblables hypothèses, écrire les écritures les plus abracadabrantesques, tout cela se peut, oui, car c'est sans conséquence catastrophique; on peut même marcher sur les eaux, cela ne mange pas de pain; on peut aussi imaginer ce qui aurait été meilleur, pour le destin de tel ou tels, ou même pour un pays, qui aurait mal tourné à cause de ses mensonges à répétitions (...) tandis qu'en fiction, dans la fiction, la naïveté est permise, l'innocence idem, le ridicule ne tuera pas, et le sublime enchantera... voilà pourquoi, en fiction, j'aime à m'égarer, vous comprenez pourquoi, en fiction, j'aime à me perdre, plus souvent qu'à mon tour..

    ...Une partie de mes sensations fortes se complaît dans une reconstitution imaginaire d'une histoire, quant une autre partie de mes sensations fortes tient à l'écart de répondre, d'interpréter, de juger.

    Dans ce "double jeu", il me semble aussi bien que le critique (il faut bien parler de la critique), que le critique est utile, sinon fondamental, car il est, lui aussi, un composé de deux activités... Premièrement, de la lecture, deuxièmement, de l'interprétation et du jugement. Il me semble aussi que le "double jeu profond" du critique (de la critique), en tous les barreaux de son échelle, s'il est un événement aussi fréquent dans sa vie quotidienne, il l'est aussi dans sa vie littérature, mais qu'il n'y a rien "ici" à se mettre de côté, comme une pratique particulière, avec des caractéristiques spéciales, je veux dire, qu'il doit clairement savoir, le critique, qu'un lecteur naïf de fiction, l'identification avec les héros, et le deuil à leur mort, joue le jeu de double, bien que le lecteur, la plupart du temps, (rien n'est moins sûr) ne soit probablement pas au courant que l'identification, et le deuil, sont des activités distinctes. Le critique, lui, le sait, enfin, il le devrait savoir.

    Ce que cela implique qu'il y ait une distinction logique à faire, (mais pas obligatoirement, il est possible de passer outre (la distinction) et d'aimer tout simplement la fiction pour elle même, et point barre) entre la lecture et la critique, entre reconstitution imaginative, d'un côté, et de l'interprétation et du jugement d'un autre côté.

    L'implication semble être que plusieurs sortes de lisants existeraient et que beaucoup d'entre eux seraient en mesure d'interpréter, sinon de juger, par eux-mêmes, de ce qu'ils lisent. Le critique littéraire, lui, s'il est différent, devra l'être à ne se distinguer que par sa lecture expressément d'interprétation et de jugement et surtout qu'il ne devra jamais faire une critique de ce qu'il n'aura jamais lu. (sic)

    Le critique littéraire, par définition, se devrait d'être un lecteur parfait avant... tous les potentiels autres... lecteurs. Qui plus est, il semble, sur ce compte, que le critique, en son activité d'interprétation, soit d'une attitude positive, dans le sens à ne rapporter de sa lecture que ce qui est juste et vrai, une manière qu'il adopterait, plus précisément, d'insister sur des textes écrits qui se seraient déplacé de la tendance naïve à la tendance plus significative consistant à identifier mieux ce qui semble, en première lecture, difficile à comprendre, à prendre avec. Cela ne signifie pas que le critique ne puisse jamais espérer voir un texte comme existant indépendamment de lui-même (...) ou que, en conséquence, un texte ne puisse jamais avoir ce que j'appelle "un sens déterminé".

    Je pense, pour ma part, qu'un texte, quel qu'il soit, ne sera jamais lu comme en lecture final; je pense qu'un texte, toujours, aura son dernier mot, caché, ou secret en sa dernière orthodoxie d'interprétation. je pense qu'un texte me semble être, à lui seul, un nanomonde (...) et tout puissant, qui vient à moi, à nous, mais toujours à formuler, à reformuler, encore et encore, comme infinie est la raison de son monde, de son histoire, traduite sur papier.

    Enfin, pour conclure sur ce commentaire, je voudrais pouvoir dire, sans trop craindre d'être dans l'erreur, que le commentateur de Blog, s'il existe, et c'est vrai qu'il existe, (nous sommes beaucoup dans ce genre là) lorsqu'il commente, ne se substitue pas, et c'est heureux, à un critique; ce dernier est un professionnel quand le commentateur est un amateur.

    Je suis un amateur

38. Le dimanche 31 janvier 2010 par Pandora

    @Florent. Stalker vient de nous prévenir qu'un troll-ususpateur se logeait chez vous. Il a fait bien, parce que je vous avais oublié... Une question impertinente : comptez-vous appliquer les règles du Traité chez vous aussi ? $(*;*)§

    J'ai emprunté la costume de qui vous savez.

39. Le dimanche 31 janvier 2010 par Florent G.

    Il n'y a plus d'usurpateurs, chère Pandora. On peut donc considérer que, jusqu'à ce point, tous les commentaires signés de Stalker sont de Stalker. Je ne garantis rien pour l'avenir : les pauvres gens qui ont assez de temps à perdre pour jouer à ces jeux stupides pourraient très bien recommencer. Mais nous surveillerons, puisque hélas il le faut.

40. Le mardi 2 février 2010 par Ab

    Pour faire quarante, cher Florent G, et dans le baba, aucun, pas plus un, que troisième ne sera larron, escroc, malfaiteur, voleur, usurpateur qui profite du conflit d'un ou trois commentateurs.

41. Le dimanche 28 février 2010 par Laurence

    Tout d'abord un très grand merci à Florent Georgesco pour ses très judicieuses et pertinentes questions à Yannick Haenel. Alain Baudemont en 5 parle "d'entretien lumineux". C'est l'effet qu'il m'a également fait.

    Comme c'est quasiment toujours le cas sur 99,99% des blogs, les commentaires ne me semblent pas dans l'ensemble, bien que plusieurs réflexions m'aient semblé n'être pas superflues (1), à la hauteur de ce qui les précède.

    On reste stupéfait, par exemple, devant l'incompréhension dont est capable Serge ULESKI qui rabat les profonds échanges entre Messieurs Haenel et Georgesco à un niveau de la plus basse polémique journalistique (On peut légitimement se poser la question de savoir s'il les a vraiment lus).

    Je ne dirais pas comme Florent G. en 18 - bien que je trouve cette formule assez proche de la vérité -, "qu'il a tort sur tout à la fois". Je dis que ce qu'il écrit est sans intérêt ; que c'est de la glose de la pire espèce, de la glose journalistique. Pour tout dire je suis absolument fascinée, et par certains côtés paniquée, par la "fermeture" dont il fait preuve de façon si répétée. A partir du numéro 20, ça devient franchement comique ; le journaliste se transforme en "penseur" nous expliquant comment il faut penser ... Un comique ridicule.

    Le résultat est là. C'est un livre qu'il me tarde de lire.

    (1) En tout premier lieu celles d'Alain Baudemont. Évidemment.

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